Le divertissement de demain sera spectaculaire, polémique et polysensoriel, immersif et politique. L’hypothèse est ici que le divertissement n’aura bientôt plus pour fonction d’échapper au monde mais d’y participer. De le reconstruire. Il sera le moteur des mutations en cours : éthiques, psychologiques et technologiques.
Retour en arrière
Les civilisations antiques et médiévales, nos racines, partageaient (déjà, comme aujourd’hui) deux conceptions divergentes du divertissement.
D’un côté, le bon divertissement, l’oisiveté dynamique
Elle était considérée comme une vertu positive dans la mesure où son but, sa vertu, était de permettre de mieux travailler. Dans une société travailleuse, y compris au plus haut niveau de l’état, il fallait nécessairement s’accorder des moments de détente, une certaine oisiveté (l’otium de Cicéron). Christine de Pizan raconte en 1404 dans Le Livre des fais et bonnes meurs du sage Roy Charles V comment ce dernier se levait à 5h, travaillait de 6 à 11 puis se permettait une saine oisiveté c’est-à-dire de retrouver quelques théologiens discuter de la Genèse dans son royal jardin. Trop cool.
ll y avait donc une morale du divertissement.
Bref, se divertir pour mieux travailler. Gloire du travail.
De l’autre, le mauvais divertissement, l’oisiveté diabolique
On connait l’antienne : l’oisiveté est la mère de tous les vices et le travail le père de toutes les vertus. Caton l’Ancien disait : « en rien faisant on apprend à mal faire » et Hésiode en rajoute : « le travail est la sentinelle de la vertu ».
Dans les traditions populaires allemandes, italiennes, scandinaves, on appelle l’oisiveté l’oreiller du diable : si on occupe son cerveau et son corps on évite de sombrer dans les péchés capitaux.
Le divertissement selon Pascal s’inscrit dans cette perspective : l’homme se protège du désespoir et de l’appel du divin dans le jeu social sous toutes ses formes. Le divertissement selon Debord, également, pour qui nous ne sommes que des pantins manipulés que le spectacle de la consommation abrutit.
En somme se divertir est un danger existentiel. Nouvelle donne.
Quel est l’avenir de cette tension ? Elle semble résolue par l’affirmation d’une force qu’ignoraient les civilisations passées : l’industrie du divertissement que l’on soupçonne de vouloir dissoudre les valeurs travail et de mettre l’acceptation tragique de la condition humaine au second plan pour faire un triomphe permanent au divertissement.
Elle a un boulevard devant elle:
Le travail est considéré comme un homme malade à qui il faut injecter du bien-être, du bonheur, de la santé pour qu’il conserve un minimum d’efficacité. On cherche à faire oublier son étymologie que l’on soupçonne d’être le tripalium instrument de torture. L’approche actuelle du travail tend à le dédramatiser et à terme à le faire oublier. Mais pas en faisant croire qu’il a disparu… en constatant bientôt sa disparition réelle, effective et définitive.
Il se dit que les robots vont remplacer le travail humain et que l’intelligence artificielle va radicalement transformer le marché de l’emploi si ce n’est menacer son existence même.
On entend çà et là imaginer une organisation sociale qui procurerait un revenu universel, avec la connotation plus ou moins explicite que le travail d’autrefois n’a plus sa place au 21ème siècle.
Bref on envisage une société qui va inverser les valeurs qui l’ont construite.
De fait on va passer de la société du spectacle au spectaculaire de la société hypnotique.
Plus de divertissement ponctuel au sein du travail mais du divertissement en continu sur l’espace devenu inexistant du labeur. Certes pour la majorité des gens, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas rois ou ne travaillent pas dans la Silicon Valley ni dans la station F, le travail sert encore à financer les loisirs, à donner accès au divertissement.
A l’horizon rêvé du futur va-t-on arrêter de faire du travail le carburant de la société. On pressent que c’est crédible. Du boulot faisons table rase.
Le divertissement ne sera plus un spectacle que l’on tient à distance mais une expérience que l’on vivra de l’intérieur. Il n’y aura plus de différence entre Netflix et les medias d’information. Entre les œuvres de fiction et le spectacle en direct de la vie quotidienne ( ses drames, ses massacres, ses émotions…) la frontière sera floutée. L’ensemble des informations qui parviendront à notre conscience sera traitée comme un spectacle pyrotechnique interactif. On va basculer des gradins vers la scène. On va se mêler aux acteurs et on ne saura plus distinguer entre le réel ou le fictionnel.
Le divertissement va cesser d’être un spectacle que l’on regarde. Ce sera un évènement qui vous regarde et vous aspire.
L’information est déjà et sera toujours davantage largement mise en scène pour être le plus spectaculaire possible, c’est-à-dire la plus envoutante, sidérante et hypnotique possible.
Quand tout sera spectacle.
Les caractéristiques du spectacle, de la mise en scène ont déjà débarqué sur les plages du temps libre. Ce n’est qu’une tête de pont. Qu’est-ce qui se prépare dans les coulisses ? Quels ingrédients sont convoqués ? Quels indices encore à peine déchiffrables vont faire exploser leurs évidences ? Tout se met en place pour que le divertissement pousse le réel vers la sortie…
Les divertissements célibataires
Comme leurs noms l’indiquent ils concernent l’individu et lui tout seul.
Le divertissement et l’hypnose
Du fanatisme à la folie meurtrière, c’est la réémergence du théâtre de la cruauté par imitation.
Les médias, le regard rivé sur l’audimat – le voyeurisme, souvent inconscient, du public faisant le reste –, créent ainsi des vocations meurtrières par simple contagion . Ceci n’est que la partie immergée. De même que les héros romantiques servaient de modèles à la jeunesse du temps (aboutissant à des épidémies de suicides à chaque réédition de Werther), de même les effets de sidération des posts sur YouTube, des clips sur les médias sociaux créent des effets d’imitation qui poussent les uns à s’attaquer au sabre à Buckingham Palace et les autres à louer des gros camions blancs.
Les divertissements candides des salles de music-hall, des samedi soir à la télé, ne vont pas tarder d’être imprégné de la substance vénéneuse des attentats et faits divers sordides qui suscite l’ émotion collective surmédiatisée qui prépare à ces passages à l’acte.
Le divertissement et le vertige
Ce qui compte c’est d’avoir des expériences extraordinaires, des sensations comme jamais… et de pouvoir les raconter. Pour le moment les Brutal Tours qui baladent les touristes riches et intrépides sur les zones de combat restent plutôt confidentiels. Pas simplement parce qu’ils sont illégaux mais parce qu’on ne revient pas toujours d’un week-end à Mossoul. Bientôt ces touristes en mal de sensations fortes seront-ils embedded dans les milices? Le tourisme de guerre sera l’expérience ultime du spectacle.
Le divertissement et le simulacre
Le corps tel qu’on l’a connu est en voie de disparition. Le divertissement numérique fait déjà la part belle au simulacre : le toucher, l’acoustique, l’optique, tous les retours sensoriels qui fondent notre rapport à la matière telle que nous la connaissons sont convoqués. Sa logique prochaine est le triomphe annoncé des robots sexuels avec dispositifs haptiques sophistiqués.
Les jeux video vont proposer la reconstruction d’une réalité centripète, uniquement centrée sur soi, oublieuse de l’autre, de tous les autres. Les jeux video réduisent la distance psychologique et physique entre l’individu et le media, les casques haptiques ne sont qu’une étape, bientôt la reconstruction de la réalité sera totalement immersive. Avec la projection de l’image directement sur la cornée le virtuel sera le réel. L’écran va disparaitre. Mais ce qui va réapparaitre c’est la nécessité de jouer avec les autres qui ont eux aussi basculé dans cette virtualité.
D’où les divertissements grégaires
Ils seront communautaires, fusionnels.
Le divertissement et le maquillage
La mise en scène de soi dans les réseaux sociaux sera de plus en plus spectaculaire, ostentatoire, factice sans doute mais l’écrire est un jugement de valeurs qui ne sera sans doute pas pertinent. Mais les tatouages, les piercings revendiqués comme une manifestation de l’individu sont en fait une manifestation de groupe, tribale, qui permet la reconnaissance d’une appartenance à un clan.
Le divertissement et la vie en groupe… en troupe (de théâtre)
Ces groupes vivent en troupe. On va passer du divertissement nombriliste au divertissement communautaire. C’est la mise en spectacle de cette communauté qui donne envie d’en faire partie, to be part of it . Dans cette logique, la participation à la vie de la cité par des pétitions spectaculaires ( par exemple, faire de Trump le roi couronné de Mar a Logo ) relève-t-elle déjà du divertissement ? C’est une « info action » divertissante au sens premier c’est-à-dire qui fait prendre un autre chemin (que celui des problèmes essentiels). Encore que…
Pour ne pas sombrer dans une vision apocalyptique de notre avenir proche il faut comme disait Camus imaginer Sisyphe heureux :
Le divertissement et l’élévation spirituelle
A côté de l’horreur, surgiront des petites oasis de bonheurs : l’envahissement des pratiques d’apaisement et de développement personnel en vue de l’obtention de la sagesse de l’âme et du corps trouveront leur point G dans l’hyper théâtralisation des discours des grands gurus du temps : retour des ashrams de Yoga Sivananda et des stages Zen en Ardèche.
Le divertissement et l’élévation de l’expertise technique, savante et intellectuelle
Profiter de chaque instant pour apprendre et progresser en connaissance et en sagesse. On commence par soi et ça fait progresser l’humanité. Les MOOC en hologramme préparent le terrain.
Le divertissement ultime est le spectacle (de la fin) du monde
Deux forces sont à l’œuvre et vont définir les scenarios: un divertissement centripète, narcissique, nombriliste dont chacun est l’unique spectateur et acteur et un divertissement centrifuge, fusionnel, collaboratif que chaque groupe culturel (chaque tribu) va organiser.
Quant à la confusion programmée entre divertissement et information, d’une façon un peu superficielle on dira qu’elle l’a été pour des raisons d’audimat. En fait il s’agissait de répondre à l’évolution ontologique vers toujours plus de sidération pour se préparer à la sidération ultime du Retour du Messie qui sera à la fois une expérience personnelle et une expérience collective.
Nan… on blague !!! Vous savez bien que la prospective est une expérience de la pensée…
Le collectif du COMPTOIR PROSPECTIVISTE (Olivier Parent, Christian Gatard et Jean-Jacques Vincensini) étudie les avenirs possibles en invitant l’Histoire, la sociologie contemporaine et une prospective buissonnière et décomplexée à anticiper les temps qui viennent.
Articles initialement publié dans INfluencia.
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