Au temps du lointain : enjeux éthique et souveraineté territoriale dans les colonies spatiales humaines | Space’ibles 2021

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Au temps du lointain : enjeux éthique et souveraineté territoriale dans les colonies spatiales humaines | Space’ibles 2021

LES TERRITOIRES HUMAINS SPATIAUX FACE À UN NOUVEAU CHOIX POLITIQUE


Avec 4 autres, cet article de « journaliste prospectiviste  » a été conçu dans le cadre de l’atelier de réflexion «  Enjeux Éthiques de l’Espace  » de Space’ibles, l’observatoire français de prospective spatiale, initiative du CNES (liens des 5 textes en fins de cet article).

Cette collection de textes exploratoires est l’une des productions de plusieurs mois de travail au sein de Space’ibles. Ils incitent à la spéculation, ils visent à faire réagir.

Nota Bene : cette collection de textes n’exprime pas une vision stratégique établie par le CNES.

Ce texte et les 4 autres serviront lors de l’atelier de prospective design public (inscription en ligne accessible dans les jours qui viennent) qui se déroulera le 09/10/2021, à la bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie, de 09:45 à 11:45, dans le cadre des Mondes Anticipés, festival nomade de prospective et d’anticipation. Le dialogue est d’ors et déjà ouvert via les commentaires de ces cinq articles.


Au XXIIème siècle, un nouveau cap est sur le point d’être franchi dans l’aventure des humains dans l’Espace : sous peu, Mars pourrait déclarer son indépendance à l’égard de la Terre et se constituer en État. D’autres territoires spatiaux, moins robustes que Mars mais tout aussi las des rétrocessions jugées exorbitantes par les parties spatiales mais néanmoins exigées par les propriétaires terriens de ces installations, sont en embuscade : ils attendent de connaître les réactions des uns et des autres, une fois l’annonce officialisée, avant de bouger leurs propres pièces dans une partie d’échec à l’échelle du Système solaire.

Cette annonce est l’occasion de se retourner sur le chemin parcouru par l’humanité depuis Spoutnik, le premier satellite artificiel humain, mis sur orbite en 1957. Tout avait commencé, sur les ruines du IIIème Reich, par la maîtrise des lanceurs spatiaux qui devinrent réutilisables au début du XXIème siècle. On vit les fusées croître en diamètre avant de les voir à nouveau sveltes une fois que l’industrie spatiale pu se passer des ressources terrestres, avec l’arrivée à maturité du space mining et de l’industrie dans l’Espace : les fusées n’embarquaient plus, pour ainsi dire, que des humains.

Une autre étape fut la maîtrise de la construction des stations spatiales, d’abord sur orbite terrestre puis sur la Lune, Mars, la Ceinture d’astéroïdes… qui, avec un nombre toujours croissant d’humains à leur bord, durent vite être dotées de la gravité centrifuge. Cela fut accompli en même temps que la maîtrise de la protection radiologique, indispensable au-delà de la magnétosphère terrestre. Mars en étant dépourvue, cette radioprotection permit aussi aux installations humaines de s’extraire du sous-sol martien où elles s’étaient calfeutrées pour se protéger des radiations en provenance de l’espace profond et du soleil. Il en fut de même à la surface de la Lune. 

Les stations spatiales, pour la plupart privées, ouvrirent la voie à la recherche sous le sceau du secret industriel et accompagné du retour de la propriété industrielle, ce que l’antique ISS ne permettait pas du fait de son statut international et collaboratif. Ces stations spatiales qui se mirent à rivaliser en taille, comme les gratte-ciels le font, sur Terre, en hauteur. Question de prestige ! Elles ont surtout permis le développement d’une territorialisation de l’Espace dans les domaines civils (tourisme, architecture, loisirs, commerces…) et industriels (chimie, biologie, sidérurgie, construction, micro-informatique…), parallèlement aux domaines spatiaux classiques qui étaient l’observation scientifique, le militaire et les télécoms. 

Ces stations géantes se firent aussi ports spatiaux. Ils étaient le signe d’une accélération des échanges commerciaux entre les différentes installations humaines dans le Système solaire : Lune, Mars, la ceinture d’astéroïdes, les lunes des géantes gazeuses… À proximité des stations spatiales, les chantiers spatiaux fournirent les vaisseaux commerciaux, ces long-courriers spatiaux qui depuis parcourent les routes du Système solaire… Là-haut, on avait besoin de femmes et d’hommes pour construire, gérer, manipuler, nourrir, soigner… toutes ces activités étant soutenues par des machines intelligentes et collaboratives toujours plus efficaces. 

Dans le passé et avant même de voir l’humanité s’installer définitivement dans l’Espace, de nombreuses réflexions ont été menées sur, par exemple, l’appartenance ou non de l’Espace à la notion de « bien commun de l’humanité » ou sur les questions de gouvernance à appliquer à l’exploitation des ressources spatiales… Le passé s’est surtout longuement demandé quel intérêt l’humanité trouverait à aller dans l’Espace. Aujourd’hui, la question ne se pose plus : le développement de la Terre est désormais indissociable des ressources issues de l’Espace, des ressources qui ne s’évaluent pas tant en termes de matières premières qu’en produits industriels et manufacturés. Depuis près d’un demi-siècle, le commerce est là pour en témoigner… Mais, arrête-t-on là cette énumération qui a le tort de ne résumer l’aventure des humains dans l’Espace qu’au travers des seuls aspects techniques. En effet, ils ont été accompagnées d’autant d’évolutions dans des domaines tels que le droit — qu’il soit spatial, civil ou commercial et pénal — ou la médecine, la conception (d’objets, d’habitat, de vaisseaux spatiaux) ou, autre exemple, les arts culinaires et leurs indispensables ingrédients… Sans oublier les premières naissances humaines outre-terrestres… 

Or, la déclaration d’indépendance que Mars pourrait annoncer dans les mois qui viennent provoque cette éternelle sidération (parlant d’affaires spatiales, le mot s’impose) : « Là… on est à un tournant, on va franchir une étape ! » Disant cela, on oublie les enseignements dont l’histoire de l’humanité est pourtant riche : la situation de Mars à l’égard de ses propriétaires terriens n’est-elle pas similaire à la relation que la couronne d’Angleterre entretenait, à la fin du XVIIIème siècle, avec ses colonies qui allaient devenir les États-Unis d’Amérique ? Comme les États qui, à l’époque, firent sécession pour se dégager de l’emprise coloniale britannique qui les étouffait tant au plan financier que politique, les territoires spatiaux concernés par cette tentation ont tous atteint une forme de singularité de développement : ils en sont arrivés à quasiment se suffir à eux-mêmes, riches de la communauté des installations humaines qui ont essaimé dans le Système solaire, loin de l’emprise gravitationnel, tant physique que symbolique, de la Terre… Il n’est pas non plus inutile de rappeler que, dans les deux situations, les temps de voyages sont similaires, à quelque quatre siècles d’écart : les unes sur Terre et les autres dans l’Espace se trouvent à des mois de voyage de leur « métropole ». Alors, quelle forme prendra la « Tea Party » martienne ? 

D’ici-là, on pourrait se demander pourquoi l’indépendance de ces territoires n’a pas été envisagée dès les origines de ces installations, comme part d’un cheminement naturel pour de telles entités. Ne suivent-elles pas le déploiement de l’humanité sur le fleuve du temps ? Ce développement, on peut le dire piloté par les innovations (technologiques, médicales, entrepreneuriales…), le progrès humain (social, environnemental, économique…) ou un inévitable déploiement des activités humaines dans les territoires qui s’ouvrent à elle, parce que la nature déteste le vide. Se pourrait-il que la Terre s’attendait à tirer des bénéfices sans fin et sans contreparties de la situation ? Anticiper cette indépendance aurait pourtant évité les tensions qui, aujourd’hui, se font sentir dans tout le Système solaire, l’évocation de cette déclaration provoquant une cristallisation de l’opinion entre sympathisants et opposants, sans parler des recours à la force envisagés sous prétexte de maintien d’un ordre que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier d’arbitraire, violent et colonialiste. 

Mais alors, refuser cette indépendance, cela n’irait-il pas à l’encontre de l’histoire ? Indépendamment de priver les propriétaires des colonies spatiales de substantiels subsides — les plus grands cabinets d’avocats fourbissent leurs armes en prévision des inévitables procès qui s’apprêtent à déferler sur le Système solaire — cette déclaration d’indépendance apporte surtout de l’eau au moulin des opposants à l’Espace qui n’y voient, toujours à notre époque, que la promotion d’une économie de la croissance (permanente) au détriment d’une frugalité dont le berceau de l’humanité aurait besoin, selon ceux qui se disent les défenseurs de la Terre. En admettant que cette indépendance soit non souhaitable, aurait-on pu orienter les activités spatiales pour éviter la situation actuelle ? Ou bien encore, au nom de quel principe, au cours du XXIème siècle, aurait-on fermé ou tout du moins restreint l’ouverture de la porte des étoiles à l’humanité et ce, à l’échelle d’une planète qui, hier comme aujourd’hui, était loin d’être unie ?

Tout cela étant dit, il est des questions auxquelles il va néanmoins falloir apporter des réponses satisfaisantes, telles que : Comment accompagner la régulation de l’économie du Système solaire dans ce nouveau contexte géopolitique ? Comment faire appliquer une même loi dans le Système solaire quand les acteurs des activités concernées par ce droit sont si éloignés les uns des autres que les communications s’échangent en dizaines de minutes voire en heures, sans parler des mois de voyage pour se voir physiquement ? Ou bien encore : Confrontée à son éparpillement dans le Système solaire (et donc à une grande variété d’écosystèmes et de destins), l’humanité pourra-t-elle rester une et indivisible ou bien est-elle condamnée à devenir alien à elle-même ?

 


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