NEW DAWN : UNE MISSION MARTIENNE
EUROPÉENNE À PROPULSION NUCLÉOTHERMIQUE
Avec 4 autres, cet article de « journaliste prospectiviste » a été conçu dans le cadre de l’atelier de réflexion « Enjeux Éthiques de l’Espace » de Space’ibles, l’observatoire français de prospective spatiale, initiative du CNES (liens des 5 textes en fins de cet article).
Cette collection de textes exploratoires est l’une des productions de plusieurs mois de travail au sein de Space’ibles. Ils incitent à la spéculation, ils visent à faire réagir. Nota Bene : cette collection de textes n’exprime pas une vision stratégique établie par le CNES. |
Ce texte et les 4 autres serviront lors de l’atelier de prospective design public (inscription en ligne accessible dans les jours qui viennent) qui se déroulera le 09/10/2021, à la bibliothèque de la Cité des sciences et de l’industrie, de 09:45 à 11:45, dans le cadre des Mondes Anticipés, festival nomade de prospective et d’anticipation. Le dialogue est d’ors et déjà ouvert via les commentaires de ces cinq articles.
Kourou, 25 juin 2039
Le vaisseau spatial européen New Dawn est sur le point de prendre la route de Mars. Assemblé dans l’Espace, en orbite de la Terre, il n’attend plus que son équipage pour entamer son premier périple entre la Terre et la Planète rouge. Enfin !
Dans un vrombissement assourdissant, le décollage tant attendu a eu lieu ce matin : aux premières lueurs de l’aube, la navette spatiale européenne Space Ride Mark IV s’est progressivement élevée, laissant dans son sillage un nuage massif de lumière, de poussière et de fumée, emportant à son bord sept astronautes européens (il paraît que leurs nationalités respectives ne comptent plus dans l’Espace…).
Décalée à plusieurs reprises pour causes d’intempéries, cette dernière étape avant le grand saut s’est déroulée à la perfection. La prochaine étape majeure sera l’arrimage à New Dawn et l’embarquement des astronautes. La suivante sera la mise en route du réacteur nucléaire, une fois que le vaisseau spatial se sera suffisamment éloigné de la Terre, soit environ 1/10ème de la distance Terre-Lune. Le rôle de ce réacteur controversé est simple : propulser efficacement le vaisseau européen et amener ainsi ses passagers sur Mars en un temps record. Les vitesses atteintes grâce à la propulsion nucléaire permettront de limiter la forte dose de rayonnement radioactif à laquelle les humains embarqués seront exposés pendant le trajet.
En effet, jusqu’à présent, le rayonnement cosmique radioactif empêchait d’envisager raisonnablement un tel voyage car il aurait exposé les astronautes à des niveaux inacceptables d’irradiation. Sur Terre, l’humanité est protégée de ce rayonnement principalement par la magnétosphère de la planète. Dans l’espace cette protection n’existe plus. Les voyageurs interstellaires sont donc exposés à de très fortes doses de radioactivité. Une journée dans l’espace équivaut à environ une année sur Terre en termes d’exposition radioactive1. Or si de faibles expositions ont peu ou pas d’effet sur la santé, il n’en va pas de même pour des expositions à de fortes doses2. C’est pour cette raison que des limites réglementaires ont été fixées, pour le public et pour les travailleurs3. Dans le cas d’un voyage à destination de Mars, une fusée propulsée par des propergols classiques permettrait à son équipage d’atteindre la planète rouge en six mois environ, exposant ses occupants à environ 300 mSv pendant le trajet, soit 15 fois plus que ce qui est autorisé en France pour un travailleur du nucléaire, tout cela sans prendre en compte les éventuelles éruptions solaires, imprévisibles et très irradiantes. En mai 2019, le physicien Marco Durante, spécialiste du rayonnement cosmique, expliquait en conséquence que « en l’état actuel des choses, le rayonnement radioactif empêche d’envisager le voyage vers Mars. Il serait impossible de l’effectuer en respectant des limites de dose acceptables4 ». Des sujets qui ne semblent guère attirer l’attention des enthousiastes de l’Espace tel un Elon Musk.
Ce constat a conduit au développement de la propulsion nucléaire, qui permet d’atteindre une vitesse deux à trois fois plus rapide que la propulsion classique, et donc de réduire d’autant la durée du trajet ainsi que la dose de radioactivité reçue. En utilisant la fenêtre de tir la plus favorable, accessible approximativement tous les 26 mois — comme cela a été décidé pour le lancement de ce jour — la durée du trajet peut donc être réduite à environ 70 jours, ce qui rend ce voyage envisageable.
C’est ainsi qu’est né le projet européen New Dawn. Il s’est construit sur l’héritage du programme américain NERVA, développé par la NASA au cours des années 1960 mais finalement abandonné. L’Europe a lancé son projet commun en 2027, quelques années après que la DARPA a lancé sa propre initiative, aux Etats-Unis. Un projet similaire était également étudié par les Émirats associés au consortium multinational privé Overlord, mais la Crise du Golfe de 2029 y mit un terme.
Dès le lancement de New Dawn rendu public, des controverses ont émergé sur l’utilisation de la technologie nucléaire dans l’espace. Les promoteurs mettaient en avant la réduction de radioactivité subie par les voyageurs, et donc la réduction du risque pour leur santé, ainsi que tous les bénéfices à retirer d’une exploration martienne ainsi rendue possible, notamment en termes de recherche et de stimulation majeure de l’innovation technologique. Pour leur part, les opposants déclaraient qu’il ne s’agissait pas de réduction mais de transfert de risque des astronautes vers notre planète et ses habitants, car nul ne pouvait exclure une explosion et une contamination radioactive sur Terre en cas d’accident, ne serait-ce qu’au décollage de la fusée Ariane 7 qui emmène aujourd’hui le réacteur en orbite. De plus, à leur sens, l’exploration martienne était insensée. Les opposants à la propulsion nucléaire se sont rassemblés au sein du collectif Earth Preserve pour alerter sur l’irresponsabilité de « risquer un nouveau Tchernobyl sur Terre dans le seul but d’aller sur Mars ».
De leur côté, les partisans du programme assuraient — et continuent d’assurer — qu’un accident avec des conséquences telles que décrites par les opposants était absolument impossible car la propulsion nucléaire ne sera enclenchée qu’une fois que le vaisseau aura atteint une distance qui rendra tout risque de contamination de l’atmosphère terrestre impossible. Ils n’ont eu de cesse de rappeler que si le nouveau moteur permettra de gérer accélérations, décélérations et ainsi que corrections de trajectoire, il ne contribuera en rien au décollage. Par conséquent, dans l’hypothèse improbable où un accident se produirait au décollage, la réaction nucléaire n’ayant pas démarré, seul le combustible à base d’uranium serait dispersé. C’est pourquoi le combustible nucléaire a été mis en orbite en plusieurs tirs : pour, en cas d’accident au décollage, réduire au minimum les risques chimiques qui, d’ailleurs, ne seraient en aucun cas assimilables à un risque nucléaire, ce risque chimique restant similaire à celui d’une explosion « classique » qui disperserait de nombreuses substances toxiques. Aujourd’hui, sous le panache blanc laissé par les propulseurs d’Ariane 7, l’équipe en charge du projet continue donc d’affirmer que le réacteur nucléaire constitue un gain, et convertit des conséquences néfastes certaines pour la santé en risques certes non nuls mais hypothétiques. Discours objectif, mais le grand public l’entend-il de cette oreille ?
Il existe des précédents concernant l’utilisation de propulsion nucléaire dans l’espace. Les associations de défense de l’environnement ont ainsi rappelé l’expérience soviétique du satellite Kosmos-14025, qui connut un problème technique fin 1982. Les différentes partie du satellite disloqué suite à divers dysfonctionnements ont été désintégrées en entrant dans l’atmosphère de la Terre jusqu’en janvier 1983, et ont conduit à des retombées radioactives mesurées sur Terre6. Les Soviétiques avaient pourtant assuré, à l’époque, qu’aucun risque de retombées n’existait. Le réacteur de Kosmos était destiné à propulser un satellite de taille relativement réduite : il n’emportait qu’une cinquantaine de kilo d’uranium enrichi. Dans le cas de New Dawn, le réacteur est plus grand, et comme le risque de retombées associées augmente proportionnellement…
Le Comité d’éthique des Nations Unies a également émis une alerte concernant le risque d’ajouter de la radioactivité dans l’espace, en cas d’accident. Même si aucune retombée n’atteignait notre planète et que la radioactivité se dispersait dans l’espace — infini —, de quel droit les terriens iraient ajouter de la pollution radioactive dans l’univers ?
Mais le temps des controverses semble aujourd’hui dépassé, au moins temporairement. Au moment où ces lignes sont écrites, New Dawn et ses passagers sont en route pour Mars et dans quelques heures le réacteur nucléaire sera mis en marche. La conclusion n’est pas écrite à ce stade, mais les partisans affirment déjà que ce succès est une première réponse, concrète, aux objections et alertes émises par les détracteurs.
Notes :
1- Un spationaute est exposé à environ 1,8 mSv par jour dans l’espace, tandis qu’un Français est exposé à environ 2,4 mSv de rayonnement naturel par an.
2- Pour un niveau inférieur à 100 mSv, aucun effet à long terme sur la santé n’a été démontré. Au-delà de 100 mSv, des effets à long terme des rayonnements ionisants ont été démontrés par des études épidémiologiques (étude des populations d’Hiroshima et de Nagasaki).
3- En France, la limite d’exposition du public qui est de 1 millisievert par an (mSv/an) en dehors des expositions médicales et naturelles. Un travailleur nucléaire ne peut être quant à lui être exposé à plus de 20 mSv par an.
Source : « IRSN – Quelle est la dose de radioactivite dangereuse pour la sante ? »
4- ESA – The radiation showstopper for Mars exploration
5- S. Budiansky, “Nuclear reactors in space, One has come down, but more are still to come”, Nature vol. 301, 10 février 1983.
6- R. K. GUIMON, Z. Z. SHENG, L. A. BURCHFIELD et P. K. KURODA, « Radioactive strontium fallout from the nuclear-powered satellite Kosmos-1402”, Geochemical Journal Vol. 19, pp. 229 to 235, 1985.
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