Pouvons-nous partager le constat suivant : le terme de dématérialisation ferait aujourd’hui moins peur qu’il y a quelques années ? Je pense que oui. Comment alors redéfinir la dématérialisation dans l’actuel et le factuel ? Je propose la définition suivante : la dématérialisation est la substitution de supports matériels d’informations par des succédanés externalisant la sauvegarde des données donnant corps à ces informations. Résumons l’idée en quelques mots : l’important c’est l’information et pour se conserver dans la durée elle a besoin de s’inscrire, d’une façon ou d’une autre, sur un support qui, à un niveau ou un autre, est un dispositif de lecture.
UN CORPS LECTEUR
En s’agrégeant les données donnent corps aux informations et ces corps peuvent se métamorphoser ou se substituer à d’autres. D’abord nous pouvons très bien nommer « corps » tout support matériel d’informations. Ensuite tout corps, biologique ou artificiel, est un organisme complexe d’enregistrement et de traitement de l’information en même temps qu’un dispositif de lecture, à la fois du contexte extérieur où il doit agir et réagir pour sa pérennité, et du texte génétique ou numérique qui le code. Le corps est ainsi toujours un corps lecteur.
La dématérialisation des corps est en marche au moins depuis l’invention des systèmes d’écriture, depuis l’instant où nous avons confié à des corps extérieurs aux nôtres la sauvegarde de données essentielles à notre survie. Par exemple le récit d’un mythe fondateur qui jusqu’alors se mémorisait puis se transmettait oralement, et qui se retrouve inscrit sur une tablette d’argile ou sur un papyrus.
DÉLOCALISATION DES CORPS
Ce mouvement de dématérialisation des corps s’ancre même encore plus loin dans notre phylogenèse : dans l’élan de la geste graphique des premières manifestations de l’art pariétal. Par sa nature tout langage est une forme de substitution de la réalité et donc une externalisation d’informations qui s’effectue au moyen d’un système de sons (oralité), puis de signes (écritures). Quand je dis ou écris : éléphant, il n’y a pas vraiment un éléphant. Et c’est très fort car quelle que soit la langue tout le monde aura aussitôt présente à l’esprit l’image mentale d’un éléphant et non pas, par exemple, d’une girafe.
À l’étape à laquelle nous sommes parvenus ce mouvement se manifeste par la multiplication d’avatars numériques, demain de robots humanoïdes, et des simulations d’environnements 3D immersive (métavers). La dématérialisation des corps est ainsi entrée dans une phase de délocalisation. Depuis quelques temps nous entendons parler d’entités virtuelles, présentatrices d’informations, influenceuses, artistes et bien d’autres choses. Quelle que soit l‘apparence le succédané de pixels ou autres renvoie par hypertexte ou un équivalent à un corpus informationnel. Le corps de l’internaute derrière l’avatar numérique, ou celui du programmeur derrière l’intelligence artificielle et la créature androïde, n’est plus strictement localisable.
DÉCOLONISATION DES CORPS
Une nuit en songe une voix m’a dit ceci : « L’espace de la légende c’est l’image ». Ce peut être un vade-mecum. Comme je l’ai alors compris instinctivement la voix sous-entendait : ce n’est pas le texte, mais l’image que le texte révèle en toi quand tu le lis. De fait, si le phénomène de délocalisation des corps n’est donc pas nouveau il tendrait aujourd’hui à une corollaire décolonisation des corps. L’information, et les corps qui la stockent et la véhiculent, occupent toujours un certain espace. Il est toujours question quelque part de territoires.
Aujourd’hui la technicité de certains dispositifs de simulation rendrait possible l’illusion d’une libération et d’une autonomisation limitée pour certains corps harnachés comme des scaphandriers ou des cosmonautes. Or un psaume de La Septante déclarait déjà : « C’est dans l’image que chemine l’homme ». Pénétrer avec son corps l’espace d’une représentation artificielle est le thème d’une nouvelle de Vladimir Nabokov : La Vénitienne. Un personnage y relate son expérience : « Voici ce qui arrive, poursuivit-il sans se hâter ; imaginez qu’au lieu de faire sortir du cadre la figure représentée, quelqu’un réussisse à entrer lui-même dans le tableau […] Quand un tableau me plaisait particulièrement, je me plantais juste en face de lui et je concentrais toute ma volonté sur une seule pensée : y entrer. ». Dans le film Rêves, du réalisateur Akira Kurosawa, l’épisode Les Corbeaux montre le visiteur d’un musée passer dans le monde des tableaux de Van Gogh, jusqu’à le rejoindre et parler avec lui. Le film du polonais Lech Majewski, Bruegel, le Moulin et la Croix, donne vie aux personnages d’une toile de 1564 de Pieter Bruegel l’Ancien, Le Portement de Croix.
Mais revenons aux textes. Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde met en scène un dandy licencieux qui demeure jeune et angélique d’aspect, tandis que son portrait peint en pieds accuse de plus en plus terriblement les affres de sa débauche et en affiche les terribles stigmates. Le Portrait ovale, une nouvelle fantastique d’Edgar Allan Poe, tout comme Le Chef-d’œuvre inconnu une nouvelle de Balzac qui inspira le film La Belle Noiseuse à Jacques Rivette, expriment ce même fantasme d’une fusion entre réalité et imaginaire.
L’idée qu’il existerait un lien surnaturel, au sens d’un au-delà ce que nous pouvons percevoir, c’est-à-dire lire de la nature, entre le monde et les mondes que nous imaginons, perdure depuis probablement l’aube de l’humanité, parce que notre système de lecture du monde fonctionne comme nos systèmes d’écriture-lecture. C’est un biais anthropologique que nous ne pouvons éviter.
DÉMATÉRIALISATION OU DÉCORPORATION ?
Envisager le corps dans tous ses états c’est pour moi dévisager un état du corps lecteur, du corps lisant. L’enjeu est dans cette confession de Pascal Quignard : « Une jeune Allemande s’occupa de moi jusqu’à l’âge de deux ans. Le fait qu’elle lût à mes côtés m’ôtait à la joie de me trouver près d’elle. Parce qu’il me semblait alors qu’elle ne se trouvait pas à mes côtés. Elle n’était pas là. Elle était déjà partie. Elle était ailleurs. » (Les Ombres errantes).
Ces dernières années mes recherches ont ainsi évolué de la réflexion sur la métaphore du monde comme livre aux livres comme mondes, à des expériences de pensée autour du concept opérationnel de fictionaute. Nous avons tous un fictionaute, il est ce que nous projetons de nous dans le monde de la fiction et de ses personnages quand nous lisons un roman.
L’ambition est de passer d’un niveau d’existence où notre vie s’écrit du premier chapitre de notre naissance au dernier de notre mort, à une échelle de lecture sur les degrés de laquelle nous pourrions vivre d’autres expériences dans des espaces fictionnels. Pour cela il faut chercher en nous les ressources, et non pas dans des technologies manufacturées. Sinon un jour notre dernière liberté sera celle de boguer, ou de devenir nos propres hackers.
Crédit image : Unsplash | Simon Lee
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