Chute libre (Black Mirror, S3E1) : « Allons-nous vers une colonisation du réel par le numérique ? » | inCyber News

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Chute libre (Black Mirror, S3E1) : « Allons-nous vers une colonisation du réel par le numérique ? » | inCyber News

Nouvelle contribution
d’Olivier Parent à
inCyber News,
le média de la confiance numérique

Chute libre est le premier épisode de la saison 3 de la série Black Mirror. Celle-ci s’est fait connaître comme LA série qui spécule sur les conséquences des nouvelles technologies dans la vie quotidienne. Cette collection de fictions propose des histoires qui frisent avec une science-fiction lointaine. D’autres épisodes semblent de l’ordre d’un futur quasi immédiat, comme si la fiction avait été rattrapée par le présent. C’est le cas pour Chute libre.

Ainsi, l’épisode Chute libre raconte le décrochage social et psychologique — la chute libre — de Lacie, une jeune femme d’un monde où les comportements quotidiens sont en permanence sanctionnés par une note de crédit social. 

Mise en perspective de la fiction avec le réel

Datant de 2016, il faut revoir Chute libre en le mettant en parallèle avec un documentaire qui, lui, date de 2021. Il s’agit du film Ma femme a du crédit, de Sébastien Le Belzic, journaliste français installé à Pékin depuis 2007. Dans ce documentaire, il suit, pendant un an, le quotidien de Lulu, son épouse chinoise. Il la filme dans une société où le crédit social est entré dans les mœurs, comme dans Chute libre. On est définitivement passé de la fiction à la réalité. 

La principale différence entre Ma femme a du crédit et Chute libre tient dans l’identité de l’entité qui impose les « bons » comportements aux citoyens : dans l’épisode de Black Mirror, les injonctions proviennent de la communauté des personnes que l’on croise au quotidien. Imaginez la colonisation du réel par les réseaux sociaux : tout le monde se met à être bienveillant à l’excès pour s’assurer des bonnes notes de crédit social.

Dans le documentaire, l’incitation aux bons comportements provient de l’État. Au moyen du crédit social de chaque citoyen, il cherche à s’assurer de la construction d’une société conforme à l’idéologie — contemporaine — du Parti communiste chinois. Dans les deux cas, le résultat est le même : des individus qui cherchent à maintenir leur crédit social pour assurer leur statut social. 

Vers de nouvelles lois de comportements sociaux ?

Durant le tournage du documentaire, Lulu, la femme du réalisateur, aura gagné des points. Ce tournage sera même, pour elle, l’occasion de découvrir les avantages que lui offrent sa « bonne » note de crédit social : accès facilité aux services publics, possibilité de voyager et donc accès à de meilleures prestations, accès aux crédits, entre autres… 

À l’inverse, dans la fiction, on assiste à une descente aux enfers de l’héroïne, Lacie. En quête d’un nouveau logement, elle recherche les quelques fractions de points de crédit qui lui permettront d’avoir accès à la résidence tant désirée mais cette quête finira par l’amener à une note minimale de crédit social. Pour le plus grand plaisir du spectateur, la loi de Murphy s’invite et tout ce qui pourrait mal tourner va mal tourner. Avec un crédit social qui se dégrade, Lacie va devoir aussi dégrader sa manière de vivre.

Dans Chute libre, on assiste à un florilège d’hypocrisies parce que c’est l’entourage qui note chaque individu. Parce que, contrairement aux réseaux sociaux, il n’y a pas d’anonymat possible — au moyen de lentilles connectées, chacun voit l’identité et la note du crédit social de son interlocuteur en réalité augmentée —, le quotidien prend alors des tournures politiquement correctes et mielleuses, le tout teinté de franches sournoiseries. 

Du côté de Ma femme a du crédit, on peut légitimement s’interroger sur la sincérité communiste des citoyens qui, grâce à leur crédit social, bénéficient toujours plus des avantages de la société de consommation à la sauce chinoise.; Sincérité d’autant plus mise à mal quand on apprend que la dernière innovation du pouvoir chinois consiste en l’installation d’écrans géants sur lesquels s’affichent les noms des personnes qui ont des « comportements non conformes », ne serait-ce que « traverser une rue hors des passages piéton ».

Vers de nouveaux comportements de résistance ?

Avant de toucher le fond, Lacie, dans sa chute libre, va rencontrer une femme qui a fait le choix de vivre hors du système de notation sociale, dans une forme de marginalité numérique. Elle ne semble pas s’en porter plus mal. Mais on ne fait que la croiser brièvement. Au moins, est-elle dotée d’un franc parler qui détonne. Dans Ma femme a du crédit, c’est un artiste qui apporte un discours alternatif à l’approbation plus ou moins résignée des citoyens chinois. Pour comprendre la démarche de cet activiste, il faut encore noter une différence entre la fiction de Black mirror et la réalité chinoise. 

Les moyens de la notation du crédit social

Dans Chute libre, la notation s’effectue au moyen du téléphone que chacun porte en permanence à la main. Là, pas de différence avec notre présent  ! À ceci près que l’interface par défaut est l’outil de notation. Le téléphone synchronisé avec les lentilles connectées, d’un geste du pouce, on note telle ou telle personne qu’on aura identifiée. Instantanément, elle est avertie par un tintement : la courte mélodie change si la note est positive ou négative. 

Dans Ma femme a du crédit, le crédit social est établi par l’ensemble des données numériques que les citoyens produisent dans leur quotidien. A chaque citoyen correspond donc un clone numérique dans les serveurs du gouvernement alimenté par toutes ces données. Certaines d’entre elles ont des cycles plus longs que d’autres. Ce sont les impôts bien payés et les crédits remboursés. C’est le dossier médical qui indique un comportement responsable ou non. Ce sont les achats de produits plus ou moins vertueux etc. 

D’autres données ont des cycles beaucoup plus brefs et ont des conséquences quasi immédiates sur le crédit social des chinois. Ces données sont générées par les caméras qui, partout en Chine, épient les citoyens. Dans le documentaire, on apprend que, dans les grandes villes chinoises, on compte jusqu’à une caméra de surveillance pour six habitants, contre une pour 130 à Nice, la ville la plus équipée de France. Ainsi, tout le territoire chinois semble sous vidéosurveillance avec des cycles d’analyses de données toujours plus courts comme on l’a vu avec les écrans de « mise au pilori » numérique.

Rester sous les « radars » ?

Cette vidéosurveillance généralisée prend une telle dimension qu’un artiste a tenté une action pour avertir ces concitoyens ; cette action doit sûrement aussi lui valoir une baisse de sa note de crédit social. Après des semaines d’enquête et de mesures, il a invité des volontaires à le suivre sur un chemin bien étrange : parcourir une rue sans jamais entrer dans le champ d’une des 90 caméras dont elle est équipée. En file indienne, le petit groupe aura longé les murs, se sera baissé, accroupi ou caché derrière des panneaux publicitaires. Pour rester anonyme, il aura fallu au groupe deux heures pour parcourir le kilomètre de cette rue. Édifiant, non ?

De la vie privée et de la citoyenneté aux temps numériques

On l’aura compris, la notion de vie privée n’existe plus, pas plus dans Chute libre que dans Ma femme a du crédit. Lulu, la Chinoise, le dit à au moins deux reprises. Une fois, elle ne s’étonne pas quand son visage sert à valider un paiement sans qu’au préalable elle ait donné l’accord de cet usage. Une autre fois, au nom du confort acquis grâce à la mise en place du crédit social, elle dit cette phrase qu’on a tous déjà entendu et qui néanmoins fait froid dans le dos : « Je n’ai rien à cacher. Qu’ils [le gouvernement] me surveillent, je m’en fiche… » 

Dans Chute libre comme dans Ma femme a du crédit, on pourrait aussi parler de la monnaie fiduciaire remplacée par les transactions et les portefeuilles électroniques. À ce propos, il y a un moment d’ironie dans le documentaire, quand est évoquée la destruction des billets de banque  : c’est le visage de Mao Zedong qui, chaque jour, disparaît un peu plus du quotidien des Chinois.

À propos d’argent, il faut s’attarder quelques instants sur le mot « fiduciaire » accolé à monnaie. Son étymologie vient du latin fides, la foi, la confiance. Ainsi, quand, « avec un tiers, j’engage une transaction financière au moyen de monnaie fiduciaire, j’ai la garantie de l’État sur la valeur des espèces que j’utilise. Au-delà de cette confiance, ai-je besoin qu’il connaisse l’identité des deux parties et l’objet de la transaction ? ».  

Dans le documentaire, il est dit que, du fait de raisons sanitaires, la crise du Covid-19 a été un facteur d’accélération du déploiement de la notation sociale sur quasiment tout le territoire chinois. Et l’on regarde Chute libre comme Ma femme a du crédit en se disant que cela ne pourra jamais arriver en France ou en Europe. En est-on si sûr ? Quelle garantie avons-nous que nos territoires resteraient exempts de ces évolutions ? À l’inverse de cette réserve peut-être très franco-française, un universitaire chinois déclare dans le documentaire : « Et si le sens de l’histoire était d’accepter tout ça ! ». Et vous, qu’en pensez-vous ? Et s’il ne nous restait que la colère et la folie dans lesquelles tombent Lacie à la fin de l’épisode ? 

A retrouver sur inCyber News : « Chute libre (S3E1, Black Mirror) : Allons-nous vers une colonisation du réel par le numérique ? »

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