Ce fut, de fait, à table que les premières manifestations de la réalité de notre enquête se révélèrent : Sylvie Dallet, compagnon de route, professeur des universités, savante et souriante experte des mythes de la création, parlait des îles à contre cœur, parce que les îles ne l’intéressent pas trop mais elle fit surgir du fond de l’Océanie et de la première partie du 20ème siècle la figure totalement mythologique et tout autant réel de l’Abbé Rougier, inattendu propriétaire de l’île Christmas et de ses cocoteraies. Sylvie avait bien annoncé sa quasi détestation des îles et dans la foulée évoquait les Iles du Salut qui virent arriver le Capitaine Dreyfus. Luc, fin connaisseuse de l’affaire, relança face à elle : l’île du Diable, l’île du Malin. A ce moment de l’échange je confessai in petto mon incertitude : le Diable ou le Salut ? l’un dans l’autre ? l’un et l’autre ? l’île du Fripon divin ?
Je me remémorai Charon dans sa barque matinale et malmenée. Je préparai mon intervention. Je n’avais pas du tout prémédité d’évoquer Hawking ni à aucun moment de le présenter comme un fripon divin. Pourtant l’effet de contagion par analogie commençait de me saisir. Si Charon est le psychopompe le plus estampillé comme tel, qu’en était-il du Fripon Divin ? Je n’avais pas exploré cette piste de type billards à trois bandes : Charon, Hawking, Fripon Divin.
Je me sentis un peu pris de court et m’intéressai à nouveau à la conversation comme le nageur essoufflé à sa bouée de sauvetage.
Luc et Hervé savent y faire, ils saisissaient au vol les concepts-oiseaux qui passent en nuée, vols solitaires des grands auteurs ou vols en escadrilles de concepts sociétaux repris dans les magazines : l’île refuge ou l’île forteresse ? Ils opposaient en levant leurs verres de vin noir local la pensée continentale, urbaine et fabulatrice à la pensée insulaire, rurale, rude, réelle. Les joutes intellectuelles étaient jouissives pour qui savaient y faire. Hervé avançait que l’émotion était le symptôme de notre relation au mythe. Je compris qu’il estimait que la technologie qui débouche sur la mondialisation nous impliquait dans le monde avec une connaissance immédiate et totale du monde et en même temps une consolidation de soi. Autrement dit deux forces radicalement opposées et non moins radicalement complémentaires étaient en jeu. Les deux forces (centrifuge et centripète) établissaient entre elle des relations de suivi et de nécessité. C’était Luc qui venait d’utiliser cette expression pour la conférence qu’il allait donner le lendemain sur l’île de Robinson Crusoé. Je la lui empruntais illlico.
Hervé extirpa de son assiette un petit poulpe aux tentacules vibrantes et luisantes : et voilà fit-il triomphant et l’air effectivement ému. C’est ce qui permettait d’augmenter la conscience de chacun et la conscience de la planète. Ce poulpe était-il une île ? Hervé forçait-il la métaphore ? Il me sembla que les huit appendices de l’octopode sacrifié pour la cause évoquaient davantage un archipel qu’une île.
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