Et si on prenait quelques précautions avant de faire du collaboratif le graal du 21ème siècle ?
Prudemment proposé par Christian Gatard
Moi, je crois que ces histoires de coopération vont faire un flop mais ce n’est pas pour ca qu’il faut désespérer de l’humanité́.
Les bulles du « co », du share, du collaboratif – sémantique et médiatique – enflent à vue d’œil. Le sort des bulles est connu, leur explosion n’est qu’une question de temps. Oups ! Trop tard. Le « sharebashing » est en marche à l’instar du greenwashing et du Frenchbashing.
Un vent mauvais s’est levé: on parle déjà de capitalisme de catastrophe pour souligner que l’économie collaborative creuse l’écart entre ses utilisateurs et ses « inventeurs ». On pointe un clash de cultures entre les idéaux anarchisant et écolo des pionniers et l’appât du gain des « collaborateurs en chef » devenus milliardaires en quinze jours.
On lit que l’évaluation des acteurs entre eux (fournisseurs de services et utilisateurs de ces services qui se donnent des notes de satisfaction) crée une anxiété de l’économie collaborative.
Tout cela prend à rebrousse-poil l’enthousiasme béat voire hystérique qui s’était emparé des sharers. Pourtant on n’est pas près d’en voir la fin: il y a une forme d’ivresse dans ces engouements et elle se propage. C’est la vertu des utopies. Elles se répandent.
Caricaturons : pour les uns le collaboratif est une nouvelle religion, Jérémie Rifkin est son Messie. Pour les autres c’est le nouveau costume d’une prise de pouvoir par les véritables meneurs du jeu de l’espèce humaine : les oligarques parano à la Google (qui a racheté Uber).
La technologie et l’ironie vont sauver le monde.
Bref il faut sortir de ce dilemme. Et c’est possible parce que l’affaire n’est pas pliée.
La caricature qu’on vient de lire relève de récits qui ne sont guère bienveillants. Voire injustes. Sans doute faut-il calmer la naïveté des plus fervents apôtres…
L’affaire n’est pas pliée parce que nous sommes au milieu du gué : mon hypothèse est donc que la technologie et l’ironie vont sauver le monde.
Certes la technologie et l’ironie sont déjà présentes dans la phase actuelle que nous vivons, mais elles sont toutes deux encore gamines et mutines. Elles sont en pleine mutation. Comme nous tous. Comme l’époque que nous vivons.
Degré zéro du co
Aujourd’hui, la technologie – c’est le degré zéro du co – a permis de gérer la masse d’informations nécessaires à la mise en relation et à la transaction: pour trouver un taxi, un service de co-voiturage, partager un potager, un appartement ou une perceuse… Mais après l’état de grâce des premières phases de mise en place, le mythe d’une relation gagnant/gagnant est contesté. Ce système réintroduit la relation marchande : les co-acteurs cherchent à rentabiliser le temps passé. L’idéologie (fragile) d’un faire-ensemble, d’un vivre-ensemble un trajet ou autre chose a vite fait long feu… pendant que les entrepreneurs, eux, font fortune. Il n’y a pas deux gagnants, il n’y en a qu’un.
L’ironie, elle, se pavane chez les observateurs qui se gaussent un peu de la naïveté des foules. Ils sont rejoints avec un degré de cynisme plus ou moins avoué par les meneurs de jeu qui ont réussi leur tour de table. C’est une ironie un peu bas de gamme, assez facile, voire un peu frustre.
Or nous sommes au milieu du gué.
Et c’est probablement la bonne nouvelle: tout reste à faire.
La technologie va évoluer et vite dépasser le graal actuel : l’internet des objets – dont on a parfois l’impression qu’il s’agirait d’un royaume autonome où les objets n’en feraient qu’à leur guise, qu’ils seraient déconnectés du monde des hommes, uniquement connectés entre eux, pas loin de fomenter leur petite révolution à la manière d’un film de Science fiction de série B. On se calme. La phase suivante ne va pas renier le collaboratif elle va le replacer sur ses rails. Elle ne fonctionnera pas sur le mode de la seule contribution de chacun au système mais sur l’émergence d’une alliance entre l’homme doué de bonne volonté et l’hyper-intelligence artificielle de la machine. Rien de bien nouveau. Tout cela s’adosse à la tradition antique et fondatrice des premiers silex prolongée par les navettes spatiales. On va appeler ça la collaboration anthropotechnique. A priori c’est plutôt une bonne nouvelle.
Les mutations technologiques promises vont permettre à la multitude et à chacun d’exprimer sa différence.
Ensemble. En même temps. La technologie d’un futur sans doute proche va permettre de rendre unique chacun dans la multitude. Elle va créer de l’espace et de la respiration pour chacun. Elle va être maîtrisée et elle va disparaître, se faire discrète, humble et docile.
L’idéal collaboratif se fonde sur la vision utopique d’une humanité bienveillante. Il n’engage que ceux qui y croient. La prochaine utopie se fondera sur l’apport de l’intelligence artificielle dans laquelle l’individu sera remis à sa place (centrale) sans écraser l’autre de sa superbe mais en bonne intelligence avec lui, sans être dupe, sans haine ni violence.
La sharing economy avait juste oublié que l’homme est un loup pour l’homme et que pour museler la haine et la violence il faut deux ou trois techniques bien senties : un bouclier de bronze, un dôme de fer…
L’ironie parce que si rien de tout ça ne marche il y aura toujours le sourire désabusé́ de cette femme devant une vidéo d’avant-garde au Palais de Tokyo qui n’arrivait pas à prendre au sérieux les contorsions d’une danseuse nue en train de se faire badigeonner la face de son sang menstruel par un bellâtre en toge. Elle ne parvenait pas à partager…
Tout n’est pas partageable.
(une première version de ce texte est paru dans Influencia en 2014)
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