Initié par François Laurent, co-président de l’ADETEM, le think tank Les Mardis du Luxembourg regroupe des professionnels de plusieurs secteurs, passionnés par leurs domaines respectifs : avocats, philosophes, prospectivistes, mythanalystes, experts du marketing et de la communication, artistes…
Dans la plus grande liberté de débat et de désaccord, ils se sont donnés pour tâche l’analyse de la société sous toutes ses formes en croisant les angles de lecture.
Après la notion de disruption (Rupture, vous avez disrupture ? Éditions Kawa, 2015) et la vie privée à l’heure de l’hyper connexion (Chroniques de l’intimité connectée, Editions Kawa, 2016), l’autorité est l’objet des récentes réflexions des Mardis du Luxembourg…
Au lendemain des présidentielles, il y a cinq ans, je me suis retrouvé sans emploi. Lorsque j’ai franchi le seuil de l’ANPE, j’ai vu le désarroi dans l’œil du conseiller qui me recevait, que pouvait-il faire d’un olibrius de mon espèce ?
Il est vrai qu’avoir dirigé pendant vingt ans des campagnes électorales locales et nationales ainsi que des cabinets ministériels peut laisser perplexe. Personne ne connaît réellement les compétences associées à ces fonctions. Il y a parfois même un sentiment mêlé d’intimidation (ce qui est bien, cela me donne un avantage sur mon interlocuteur) et un présupposé d’incompétence (ce qui est plus gênant pour retrouver un travail).
Bref, mon camp avait perdu. Pas une petite défaite, non. Une vraie débandade. Non qualification au second tour des présidentielles. Perte de trois cents députés (il n’en restait plus que dix). Le message était clair, il fallait songer à la reconversion, et vite, si l’on regardait les chiffres.
Pour tuer le temps, je finis par écrire un livre de réflexion sur le pouvoir, ce que j’avais vu, entendu, mes théories sur la conquête et la conservation des clés du royaume. Bref, j’étais considéré comme fini et j’essayais d’apporter une dernière pierre à l’édifice de ma très petite stature publique. J’étais obsédé par quelques questions : pourquoi un effondrement si tardif dans les sondages ? Comment l’opinion avait-elle pu être si fluctuante ?
Apres quelques mois à ne rien faire, et ne sachant rien faire d’autre, il fallait me rendre à l’évidence, mon salut passerait par la création d’un cabinet de conseil en communication politique (pour faire beau on parle d’études de l’opinion publique). Cela impliquait d’avoir des clients, de les convaincre (enfin plutôt de les flatter et de les conforter) de leur destin de sauveur de la Patrie, de définir avec eux une stratégie de conquête du pouvoir, et d’exécuter cette stratégie afin de conquérir le trône.
Il fallait donc des clients. Repérer des potentiels. Les transformer en présidentiables. Pas si simple. Heureusement, je m’étais plongé dans mon temps libre sur les anciennes méthodes de manipulation des foules (les classiques sont toujours utiles) et j’avais pris soin d’étudier les plus récentes (je devais d’ailleurs m’accrocher pour en comprendre le jargon technique).
Cela me prit un certain pour identifier des ambitieux à la fois intelligents et capables. Il y avait beaucoup d’ambitieux. Peu étaient intelligents. Et parmi les intelligents, peu étaient capables de gagner (même en y prenant vingt ans pour les transformer en présidentiables, on ne transforme pas un âne en cheval de course). Je parvins néanmoins à lister quelques profils atypiques. Un homme d’affaires devenu animateur de télé réalité et régulièrement placé dans les personnalités préférées des français et un jeune porte-parole d’une ONG qui venait de sauver la vie de plusieurs milliers d’enfants en déminant les plaines de Mossoul pour permettre aux civils de fuir les horreurs de la guerre.
L’homme d’affaires avait passé les soixante ans. Ancien footballeur professionnel devenu chanteur de variétés. Il avait ensuite fait fructifier ses intérêts en investissant dans des programmes immobiliers dans le sud. Il avait ensuite racheté une société de production d’émissions de télé-réalité et s’était nommé animateur principal de toutes les émissions ayant une chance de succès : « la cabane 1, 2, 3 », » « les ravages de l’amour », « cherche l’âme sœur à Ibiza ». Le public aimait son franc-parler, son côté naturel et fonceur. Il s’était fait élire maire de sa ville au premier tour des municipales et avait maintenant pour obsession d’atteindre la magistrature suprême.
L’autre profil qui attirait mon attention était le jeune dirigeant d’ONG. Après Polytechnique, l’ENA et la Harvard Law School, il avait été nommé conseiller spécial du Président de la République. Il avait ensuite dirigé une entreprise de nouvelles technologies avant d’être nommé Commissaire Européen au Marché Intérieur. Désenchanté par les lenteurs de l’action publique, il s’était lancé à cœur perdu dans l’humanitaire. Avec un penchant pour les causes médiatiques. On sentait chez ce jeune homme l’ambition d’aller loin.
Après plusieurs rencontres, Je ne m’étais pas trompé, les deux hommes étaient attirés par la lumière. Ils avaient mordu à l’hameçon, étaient devenus mes clients. Il me restait quatre ans pour leur façonner une stature de présidentiable.
Pour la notoriété, rien de plus simple. J’avais mes entrées au sein des principales rédactions. Mes poulains (qui ne savaient absolument pas qui étaient mes clients, je le précise, cela à son importance, ils n’ont jusqu’à présent jamais su que je les conseillais tous les deux) pouvaient donc s’afficher toutes les semaines ou presque sur les plateaux des chaînes d’information en continu, participer à des émissions sur les grandes radios, offrir leurs avis au reste du monde dans la presse nationale.
Pour le positionnement, il fallait jouer l’anti-système à mort, toutes les études allaient en ce sens. L’homme d’affaires serait le protecteur du peuple, des pauvres, l’anti-mondialiste. Il ratisserait large également auprès d’un public aisé de chefs d’entreprises. Le jeune serait le candidat de la synthèse et se poserait en grand réconciliateur.
Il fallait des troupes à mes poulains. Les deux furent incités à créer des Think Tanks pour travailler sur un programme et ensuite constituer une base militante pour la campagne à venir avec des comités locaux dans tout le pays.
Le Think Tank (en fait une association) reposait sur des technocrates s’ennuyant au sein de leurs administrations, en mal de pouvoir et désireux de tout faire pour le (re)conquérir. Chaque « techno » supervisait une thématique (Europe, Économie, Travail, International…), recrutait un rapporteur et s’entourait d’experts pour produire des notes, rapports, ébauches de projets ou propositions de loi. En gros, du travail de l’ombre nécessaire pour crédibiliser le candidat, trouver les éléments de langages à venir, éventuellement se transformer en parti le cas échéant.
Il fallait aussi écrire un livre dans l’air du temps. Cela pose son homme intellectuellement dans notre pays. Pour cela, deux pools de cinq rédacteurs furent retenus. Journalistes, écrivains il leur suffisait d’un trame sur les idées à faire passer et le travail était réalisé : trois cents pages insipides, aux styles plus ou moins harmonisés. Heureusement, on demandait seulement aux gens d’acheter ces livres, pas de les lire. L’homme d’affaires publia donc un ouvrage appelant à la restauration de la grandeur passée, Le jeune signa une œuvre appelant à la grande transformation.
Coté finance, l’homme d’affaires avait de la réserve. Ce n’était pas le cas de mon petit jeune. Il avait besoin d’au moins dix millions pour tenir la route. Il fallut donc mettre en place un programme pour lever des fonds. Déjeuners, soirées, vacances : tous les prétextes étaient bons pour rencontrer de grands banquiers, des industriels, de riches retraités et soutirer des fonds.
Avec le temps, cette robuste stratégie de pré-campagne porta ses fruits. Mes poulains étaient ancrés médiatiquement. Cela signifiait que leurs candidatures étaient jugées crédibles et que je faisais du bon boulot.
La dernière année de la campagne s’annonçait, j’avais concocté un dispositif pour ne pas me faire voler la victoire, celle qui me revenait de droit. Mon chef-d’œuvre et ma revanche.
Rien ne devait venir contrarier mon plan. Mon énergie était consacrée à la mise en place d’un véritable champ de distorsion de la réalité dans le but avoué non pas de mentir au peuple mais de créer une réalité alternative qui permettrait de programmer les foules et faire gagner l’un de mes candidats.
De manière un peu grossière et sans tout dévoiler, le dispositif était le suivant :
- un programme simple : 5 propositions au maximum. Une vision claire, positive, dépliée lors de grands meetings en utilisant les techniques de la PNL (programmation neuro linguistique) ;
- Des ripostes immédiates aux attaques des adversaires avec un dispositif pour diffuser en masse nos arguments ou contrer les attaques. J’avais fait appel pour ce faire à des sociétés basées dans les pays de l’Est pour acheter des centaines de milliers de fans ou followers (en fait des zombies dans le langage informatique) véhiculant nos messages autant de fois que nécessaire. Dans le même état d’esprit, avec le dispositif évoqué, j’avais monté de toutes pièces des campagnes de dénigrement des principaux adversaires en lice (je préfère jouer l’attaque) ;
- Une connaissance fine des algorithmes de news des principaux médias sociaux (utile de recruter les informaticiens et datascientists de ces entités dans ce cas, mais horriblement cher). Au moins, j’étais certain de pouvoir relayer mes messages efficacement. De plus, comme ces médias fonctionnent en vase clos, plus une information est lue, plus elle est relayée, éliminant toute proposition différente progressivement. Le rêve pour éliminer toute concurrence ;
- Un outil de segmentation électorale (en software as a service) reposant sur des bases de données énormes permettant d’orchestrer des opérations de marketing direct et de proximité à grande échelle en décentralisant la responsabilité des actions auprès de comités locaux ;
- Un contrôle vertical puissant des éléments de langage portés par l’équipe de campagne associé à un media training serré.
La vérité des informations que nous diffusions comptait peu, seule la victoire m’importait. Après tout, une information n’est pas vraie ou fausse. Elle est relayée ou elle ne l’est pas. Si elle ne l’est pas, ce n’est tout simplement pas de l’information. Les médias sociaux sont d’une efficacité redoutable pour effacer toute information non médiatiquement calibrée et pour amplifier les effets d’une communication d’influence s’appuyant sur une compréhension fine de leurs algorithmes.
Le résultat ? Cette campagne sans accroche politique réelle fut un succès, mes deux candidats se qualifièrent pour le second tour. L’alliance de la démagogie et des algorithmes annonçait une nouvelle ère. J’étais fier d’être devenu le premier « démalgo ».
Les ouvrages des Mardis du Luxembourg, aux éditions Kawa :
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