Olivier Parent à contribué au numéro 2024 de la revue CyberLeaders publiée à l’occasion du Forum inCyber Europe qui se déroule à Lille, les 26, 27 et 28 mars 2024.
L’article a pour titre : « IA : êtes-vous prêts ? ». La revue est en vente sur le stand InCyber du forum (Grand Palais) et à la librairie du Furet du Nord les 3 jours de l’événement.
Y a-t-il un sens à essayer de répondre à une question telle que « Sommes-nous prêts à l’intelligence artificielle ? », sachant que cette question interroge aussi bien les individus que les organisations humaines… sachant que les algorithmes que l’on pratique et qui nous fascinent depuis maintenant plus d’un an ne sont que la première émergence notable de ce qui pourrait un jour devenir une altérité artificielle faisant face à l’humanité… sachant que, pour le moment, ces algorithmes qualifiés d’intelligences artificielles sont surtout l’actuel avatar de systèmes informatiques en perpétuelle évolution et avec lesquels vont s’écrire l’histoire des humains et celle de leurs relations avec les machines…
Alors, afin d’essayer de trouver quelques éléments de réponses à cette question complexe, on peut se pencher vers la science-fiction pour essayer d’appréhender la complexité de relations humain-machine en devenir.
Les récits dystopiques comme point de départ de cette enquête
Commençons par le pire de ces relations, avec des sagas de science-fiction telles que Terminator (1984-2019) ou Matrix (1999-2021). Là, l’humanité est condamnée à affronter une intelligence artificielle qui ne voit dans l’humanité — elle qui pourtant lui a donné naissance — qu’une nuisance dont il faut se débarrasser ou une ressource qu’il faut exploiter avec méthode et durabilité ! Il en va de même dans le film I, robot d’Alex Proyas (2004), adapté du Cycle des robots d’Isaac Asimov, avec peut être un degré de moins dans le pire : là, une superintelligence trop bienveillante, Viky, décide de prendre en main le destin d’une humanité qu’elle juge incapable et nuisible pour elle-même et l’environnement…
Des IA pas toutes au même niveau de développement
Dans l’un ou l’autre de ces films, l’humanité est confrontée à une intelligence artificielle au dernier stade de son développement, ce qu’on appelle une superintelligence, les deux précédents stades étant l’intelligence artificielle faible ou étroite, pour le premier stade — les algorithmes génératifs tels qu’aujourd’hui nous les connaissons et pratiquons — et pour le second, les intelligences généralistes ou fortes, à qui on associe généralement l’état de conscience.
Cette évolution des intelligences artificielles, d’étroites à superintelligences, en passant par les généralistes, est exactement l’évolution que va suivre l’IA dont Theodore Twombly va tomber amoureux, dans le film Her de Spike Jonze (2014) : d’un simple système d’exploitation informatique capable d’adaptation, Samantha va devenir une personne artificielle dotée d’un — apparent — libre arbitre qui, à la fin du film, va « rompre » avec Theodore : Samantha révèle qu’elle et ses congénères artificielles ont développé une culture qui leur est propre, leurs capacités artificielles les faisant évoluer à des vitesses incompatibles avec la nature biologique de leurs amants platoniques. Ces IA devenues superintelligences décident de se retirer de l’histoire de l’humanité, laissant cette dernière seule avec ses états d’âme d’amoureuse éconduite !
Ainsi, de l’annihilation, on est passé à l’asservissement pour en arriver à une incompatibilité froide et distante… Nos relations avec l’IA sont-elles condamnées à n’être que néfastes pour nous ?
L’IA est-elle soluble dans la société humaine ?
Un auteur de science-fiction a intégré dans son œuvre cette apparente incompatibilité de l’IA avec l’humanité. Il s’agit de Frank Herbert. Dans son cycle de roman, Dune (1965-1984), les IA sont interdites d’usage et de fabrication suite à une guerre historique, le Jihad butlérien, qui avait fait suite à une révolte des machines contre leur créateurs. Un autre auteur en arrive à cette conclusion d’incompatibilité : c’est Isaac Asimov, le créateur des lois de la robotique. Dans le Cycle des robots (1956-1986), Herbert raconte l’histoire de l’apprentissage humain des relations avec des robots anthropomorphes, tout d’abord dotés d’une intelligence artificielle émergente — étroite — de jusqu’à l’intelligence généraliste. Ces récits l’amènent à la conclusion que le robot intelligent, tout bienveillant qu’il soit — les lois de la robotique l’oblige à cette attitude —, doit néanmoins se retirer de l’équation de l’évolution des sociétés humaines : la robotique stérilise l’esprit d’initiative, l’esprit d’entreprise, l’esprit d’aventure qui doit rester au cœur de l’humanité. Là, point de violence mais une analyse objective : en la protégeant de tout risque et anticipant ses désirs, l’intelligence artificielle en arrive à priver l’humanité de son libre arbitre.
Dans ces conditions, l’humanité peut-elle se déclarer prête à l’intelligence artificielle ? Les superintelligences restent de l’ordre de la fiction et les IA généralistes bien qu’annoncées brillent encore par leur absence. Cependant, on est bien obligé de constater que les IA, toutes étroites qu’elles puissent être aujourd’hui, bouleversent notre quotidien. Alors, quel discours tenir ? Quelle position prendre ?
De relations sous tension à d’autres plus apaisées ?
A nouveau, deux œuvres de science-fiction peuvent nous éclairer. La première, de manière cynique, nous rappelle que l’IA, qu’elle soit étroite ou généraliste, n’en reste pas moins qu’un produit de l’industrie humaine. Il s’agit du film Mars Express de Jérémie Périn, sorti en novembre 2023, dans lequel les produit IA, même quand ils tendent à une forme de conscience — imitation ? —, n’en restent pas moins soumis aux lois du marché : quand un produit devient obsolète, désuet, on le retire du marché au profit de nouveaux produits. Point barre…
L’autre éclairage nous vient du film Robot and Frank (2012). Ce petit film, loin d’être un blockbuster, met en scène une intelligence étroite qui agit dans le monde tangible au moyen d’un corps robotique. Cette machine est programmée pour accompagner le héros humain du film, un humain vieillissant et grincheux. Orgueilleux, à tort ou à raison, il ne veut dépendre de personne, humain ou machine, malgré les défaillance dues à son âge. Le film se fait alors l’histoire d’une forme de rémission et surtout celle de la reconstitution du lien humain au travers de l’assistance qu’apporte la machine. Ce film est la figuration du pari que s’apprête à prendre le Japon qui développe à tour de bras des machines qui doivent au plus vite assister sa population vieillissante.
Alors, à la suite de l’énumération des risques liés aux IA… en arrive-t-on à une possible relation d’assistance ? Ira-t-on jusqu’à parler d’augmentation ou même de coopération ?
Vers une robotique — physique ou non — coopérative. Un pari à tenter ?
Une chose est sûre, au-delà de la fascination dans laquelle l’humanité semble être tombée à la suite de l’arrivée sur le marché des IA génératives, les intelligences artificielles sont en passe de rendre à cette même humanité des services extraordinaires. Ce n’est pas cet homme hémiplégique qui nous dira le contraire : en Suisse, il est en train de réapprendre à marcher grâce à un pont numérique qui « répare » sa moelle épinière rompue. C’est une IA qui assure l’interprétation des signaux neurologiques qui lui permettent de bouger ses jambes. Ce n’est pas non plus cette femme, victime d’un locked in syndrom : aux USA, une IA interprète son électroencéphalogramme et lui permet à nouveau de dialoguer avec son entourage au moyen d’une voix de synthèse. On pourrait tout aussi bien parler des gestes professionnels augmentés par l’IA : c’est moins impressionnant que les exemples qui Hviennent d’être cités mais cela concerne un plus grand de personnes. On parle ici du geste du chirurgien ou de celui de l’ouvrier qui, l’un et l’autre, bénéficient d’exosquelettes spécialisés à leur tâches. Là aussi, l’IA joue un rôle fondamental dans l’anticipation et l’accompagnement du geste professionnel au moyen d’interfaces physiques, robotiques.
Point commun à tous ces exemples ? L’IA est considérée comme un outil. Et comme tout outil qui se respecte, l’IA n’a pas de valeur morale. C’est l’intention humaine qui pilote la main qui tient l’outil qui donne sa valeur morale au geste accompli. Ne nous leurrons pas : nous sommes tous tentés de donner plus de valeur, plus d’autonomie aux intelligences artificielles. Il suffit de voir comment certains d’entre nous les consultent comme on le faisait dans la Grèce antique avec la Pythie de Delphes ! Cependant, des risques sociétaux liés à l’usage des IA telles que nous les connaissons existent, à ne parler que du (grand) remplacement de la main-d’œuvre humaine par l’IA. Ne pourrait-on alors profiter de cette occasion pour se pencher sur la définition que nos sociétés donnent du travail ? Car si l’IA appliquée au travail peut évidemment soulager l’humain de tâches répétitives et astreignantes, elle ne doit pas pour autant priver l’humanité de son droit à une existence digne. Ne faudrait-il pas imaginer et trouver les moyens de généraliser les notions d’augmentation ou de coopération ? On retrouve cette notion dans le mot cobotique : une robotique de la coopération où l’humain reste au centre des attentions. Pari osé, n’est-ce pas ? Il fait face à la tentation des seules attentes de rentabilité et de profit, ces deux autres moteurs de l’évolution de nos sociétés.
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