Pour continuer à parler des mutations et utopies modernes, je vous invite à emprunter des chemins de traverses. Pour commencer, j’aimerais porter à votre attention un premier témoignage. Vendredi dernier, André Manoukian, dans une chronique musicale donnée sur France Inter, évoquait la génération de ces jeunes gens qui grandissent avec les outils numériques. Il racontait comment, à son sens, cette génération, libérée de l’obligation du savoir par cœur, grâce notamment à l’accès immédiat à la connaissance que nous offre nos smartphones et autres tablettes, cette génération, donc, pouvait désormais se consacrer à la créativité. Il citait en exemple un jeune artiste, auteur d’un album qui, par sa richesse, avait le mérite d’enchanter et de surprendre le chroniqueur mélomane !
Le 16 mai dernier, toujours à la radio, sur France Culture, Stéphane Deligeorges, le présentateur de “Continent Science” proposait une émission dont le titre était « La science au cinéma : prétexte didactique ou simple élément du décor ? ». Les invités, tous membres de l’Université Pierre et Marie Curie étaient Jacques Treneir, physicien théoricien, Jean-Michel Courty et Edouard Kierlik, professeurs de physique. Chacun avec leurs expériences, ils ont discuté de l’interet que pouvait présenter la science dans le processus de production d’une fiction… Au risque d’erreurs scientifiques… Au bonheur de fasciner, d’emporter le spectateur vers de nouveaux horizons…
Une personne manquait cependant à cette table : Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA. Roland Lehoucq a fait de l’utilisation de la science-fiction, sa marque de fabrique, son biais pédagogique ! En plus d’une bibliographie sûrement très « sérieuse », il s’est fait connaître auprès du grand public grâce à de petits ouvrages tels que “Faire des sciences avec Star Wars”, ouvrages issus de ses expériences de professeur en université.
Si je cite ces quelques références, c’est pour bien se mettre dans le contexte de notre société contemporaine : notre temps, à qui l’on prête bien des défauts et peu de qualités, notre temps, donc, pourrait bien être un temps de transition, un temps de passage entre une culture que l’on peut appeler la culture Gutenberg, nous tous ici en sommes issus (des taquins la nomment aussi culture bourgeoise), et une autre… appelons-la culture Wikipedia ou Digital Pop Culture. Celle-là : nous avons du l’acquerir… cette culture concerne bien évidemment ceux que l’on appelle les digital natives. Notre temps est surtout le passage de la culture de l’analogique, du tangible vers celle du numérique, du dématérialisé… Le passage vers une culture qui a ses codes (comportementaux), ses outils (issus de l’informatique), ses médias qui expriment et diffusent ses espoirs et ses peurs, ses mythes et ses légendes… tout son imaginaire… Une culture populaire qui pourrait bien être née avec le cinéma (première extension électromécanique des médias après le télégraphe…). Une culture qui ne cesse d’évoluer avec les outils numériques !
Sans vouloir faire une généralité de mon cas personnel, j’ai toujours été marqué par ce moment où, à l’adolescence, la différence culturelle entre mes parents et moi est devenue flagrante et irrémédiable : enfant, mon père m’a accompagné pour voir l’épisode 5 de Star Wars. Concepteur de machines-outils automatisées, il n’a retenu qu’une seule chose du film : lors de l’attaque sur Hot, les quadripodes, conçus comme ils l’étaient, ils ne pouvaient pas fonctionner… pas marcher ! Plus tard, Bettelheim, McLuhan… Lovecraft, Philip K. Dick, Asimov ont scellé une différence culturelle qui n’a jamais pu être comblée… D’autant que cette nouvelle culture était fortement marquée du soft power américain !
Mais, peut-on se satisfaire de ce simple constat de rupture entre les cultures Guttenberg et Wikipedia ? Entre les cultures bourgeoises et digitales ?
Ce serait trop simple… observons un élément de cette culture populaire : le rock. S’il a longtemps été le grand marqueur de la transgression, celui du refus de l’héritage culturel bourgeois… cette même culture est désormais partagée par plus de trois générations ! La variété d’âges parmi les spectateurs qui assistent aux concerts en témoigne. Ainsi, la dimension transgressive du rock semble bien avoir été abolie : le rock et tous ses dérivés font désormais partie de la culture dite mainstream… Autre exemple : la bande dessinée et le dessin animé ne sont plus cantonnés aux seuls divertissements enfantins. Mieux encore, Métal Hurlant, Moebius, Jodorowski, autour de la Science-Fiction, thèmes particulièrement chéris par la pop culture, font partie de l’héritage, pas seulement visuel, qui construit notre identité contemporaine. Dernier exemple de ces comportements qui ont perdu leur caractère transgressif : les tatouages qui désormais ont pignon sur rue…
Alors, au cours de ce XXIème siècle désormais bien entamé, on peut poser un constat : la culture mainstream — pardonnez-moi encore cet anglicisme — a l’étonnante capacité de phagocyter les manifestations d’opposition. Prenez mon dernier exemple, les tatouages. Devenus tellement peu transgressifs qu’ils sont remplacés par les piercings… Ces derniers sont eux-mêmes en passe d’être intégrés à la culture dominante… Quelle sera la prochaine étape dans cette quête du particularisme et de la manifestation de la transgression ? Les implants sous-cutanés ? Qui sait…
En revanche, ce que je sais, et Roland Lehoucq fait le même constat dans la pratique qu’il développe dans ses cours universitaires, c’est qu’il faut prendre comme une chance cette culture populaire qui se partage d’une génération à une autre.
Grâce à ce trait d’union, il nous est donné une manière, parmi d’autres, de renouveler la transmission le savoir. Grâce à cette culture qui aussi digitale, une culture de moins en moins âpre à acquérir avec la maturation grandissante des systèmes informatiques et des interfaces, nous pouvons désormais nous consacrer au raisonnement, à la créativité, à la sérendipité… avec l’urgence qu’il y a à l’analyse et la compréhension des nouveaux schèmas cognitifs qui émergent et étonnent.
Pourtant, tout au long de mon année à l’IHEST, si l’institut fête ses 10 ans, moi je fête mon premier anniversaire comme auditeur… avec mes camarades de promo., j’ai partagé le constat qui nous réuni dans cet amphithéâtre : celui du divorce latent entre société du savoir et société de consommation. En fait, à propos de cette dernière, je préfère parler plutôt d’une société ludo-consummériste… On pourrait tout aussi bien l’appeler société de la culture du Kleenex : dans une appétence toujours plus grande pour un accès à la jouissance sans contrainte, la nouveauté pousse la génération précédente vers la désuétude et l’obsolescence. Si cette attitude de consommation a le mérite illusoire de nous proposer des produits toujours soit disant plus performants, elle génère aussi une production culturelle pléthorique au point que le succès devienne toujours plus relatif. Prenez le cas de la musique de variété : de décennies en décennies, les professionnels baissent les seuils qui permettent d’obtenir un disque d’or, de diamant… De platine… Que sais-je… Et pourtant la créativité est bien la !
Alors, l’obsolescence est-elle aussi programmée dans la culture ? Sommes-nous condamnés à un rapport à la connaissance superficiel ?
Espérons bien que non ! D’ailleurs, pour s’en convaincre, reprenons la démarche de Roland Lehoucq. Ce qu’il fait, comme le font sûrement nombre d’autres pédagogues, c’est de montrer en quoi cette culture populaire est étonnement riche. Quand, avec malice, il fait calculer à ses étudiants la puissance d’un sabre laser rien qu’en observant la séquence d’ouverture de l’épisode 1 de Star Wars… ce que Roland Lehoucq fait, nous pouvons tous le faire : c’est prendre nos jeunes contemporains avec leur bagages et leur montrer qu’avec ces mêmes bagages, ces mêmes acquis, ce bain dans lequel ils ont grandit, ils peuvent aller bien plus loin qu’eux-mêmes ne pouvaient l’imaginer… C’est aussi ce que je fais avec le Huffington Post, pour la part “grand public” de mes activités en prospective : j’ecris des chroniques qui montrent comment la plupart des films de science-fiction sont porteurs d’enseignements, de clés de compréhension de notre modernité… Faut-il encore se donner le temps d’en faire l’analyse… en dépassant la culture du Kleenex !
Seul sur Mars, Gravity, Interstellar, Her, Time Out, Elysium, Repo Men, Minority Report, 1984, Blade Runner, Metropolis… J’en passe et des meilleurs… En leur temps, tous ces films, où les romans dont ils sont issus, étaient tous transgressifs, en proposant une prospective de l’avenir de l’humanité. Encore aujourd’hui, ils demeurent autant d’invitations au rêve qu’une invitation à la réflexion, réflexion de l’individu comme celle d’organisations beaucoup plus grandes : à ce propos, il est utile de se rappeler qu’un des maîtres de la science-fiction, Robert Heinlein, a aussi été conseiller de Ronald Reagan, comme aime à le rappeler Thierry Gaudin… ça peut donner des idées à certains…
Pour finir, aujourd’hui, notre chance, c’est que, avec les décennies qui s’écoulent et ce matériel culturel qui s’accumule, on peut désormais faire du rétro futurisme et ainsi analyser, parfois avec humour mais toujours avec curiosité, les erreurs que le passé fit en fantasmant son propre avenir ! Si bien que, nous-mêmes, finalement arrivés dans le futur de ce passé, riche de cet héritage — parmi tant d’autres — et riches des outils dont nous disposons, outils à la puissance sans commune mesure dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons désormais imaginer et construire notre futur en espérant la transgression, la rupture, l’accident… tous ferments de créativité !
Un dernier mot : j’aimerais bien qu’on se donne rendez-vous, en 2019, à Los Angeles, afin de vérifier ensemble si les robots rêves bien de moutons électriques !
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