La dépersonnalisation ou la «perte du Moi» | 23/02/2052

Denis Ettighoffer Commentaires fermés sur La dépersonnalisation ou la «perte du Moi» | 23/02/2052
La dépersonnalisation ou la «perte du Moi» | 23/02/2052

La conscience de soi est la première des perceptions de notre humanité, la première des conditions de notre position sociale dans la société. Que se passerait-il si, pour une raison ou une autre, cette perception était annihilée, perturbée, voire modifiée comme c’est le cas pour les personnes atteintes du « syndrome du savant » ? Les expériences du suisse Jacques Soustallier tendant à modifier la personnalité de patients atteint de démence, autistes ou simplement désireux d’accéder à leur « personnalité secrète » scandalise la communauté scientifique. Essayons de comprendre pourquoi.

 

Que se passe -t-il dans notre cerveau qui lui fait prendre une décision un tiers de secondes avant que nous en ayons conscience ? Réflexe ? Début du siècle, Benjamin Libet a démontré à plusieurs reprises que des événements cérébraux inconscients précèdent en réalité, dans un temps variable (de 0,3 à plusieurs secondes), la sensation consciente d’avoir pris une décision d’une action motrice tel qu’appuyer sur un bouton.  Ces observations indiquent que des processus neurologiques inconscients précèdent et provoquent une décision de leur propre volonté engendrant un acte moteur. En d’autres termes, la conscience de prendre une décision serait trompeuse, le cerveau l’a déjà fait. Cette conclusion est intéressante en cela qu’elle indique que les processus cérébraux peuvent anticiper la prise de conscience de soi de quelques millisecondes. Imaginons maintenant que cette durée de quelques millisecondes passe à des minutes, des heures. Imaginons qu’il existe un mécanisme qui, dans le cerveau, agisse sur la perte de conscience de soi afin de laisser la place à un « autre aspect » du moi ?  Cela ne vous rappelle rien ? Si, bien sûr : « les troubles de la personnalité multiple ». Peut-on créer artificiellement le phénomène et le guérir, ou même revenir en arrière dans certains cas. C’est l’hypothèse pour la moins audacieuse sur laquelle travaille le professeur Jacques Soustallier de l’IRTN (Institut des Recherches et Traitements Neurologiques) de Lausanne à l’origine d’une violente controverse sur le risque de la « dépersonnalisation » de l’individu dans ses expériences sur l’état de conscience. Ce à quoi le professeur, spécialiste de l’école du Behaviorisme, répond que la nature le fait déjà.

Les observations des comportements des malades ou des volontaires mis en hypnose laissent à penser que nous sommes là dans un « no mans land » délicat à explorer. Soustallier considère qu’un état hypnotique, en court-circuitant les processus mentaux, permet d’accéder à l’état de conscience du sujet et de le modifier. Phénomène largement démontré par l’imagerie cérébrale et par ceux des spectateurs qui ont pu observer comment l’hypnotiseur utilisait son emprise mentale afin de modifier et « téléguider » le sujet volontaire. L’hypnose est bien un état modifié de la conscience. Cette altération de la conscience de soi pourrait-elle être, dans certains cas permanente ? A ce titre, des spécialistes du cerveau s’intéressent beaucoup aux victimes de dommages cérébraux qui développent soudain des talents extraordinaires : c’est ce qu’on appelle le syndrome du savant. Les exemples abondent d’individus qui, quelques temps après un choc ou une lésion cérébrale, se découvrent des talents étonnants qui font généralement la une des gazettes locales. L’un devient pianiste sans avoir jamais été musicien, l’autre un dessinateur prodigieux de fractales, certains voient disparaitre leur bégaiement, s’améliorer leur mémoire, tous disposent de capacités considérées comme supérieures à la moyenne[1]. Les neurologues qui traitent les troubles psychotiques et des individus autistes, s’intéressent tout particulièrement à ces talents exceptionnels qui semblent indiquer une modification profonde des capacités cognitives des personnes atteintes par le « syndrome du savant ». L’imagerie montre des modifications de leur activité cérébrale. Parmi les thèses avancées celle de la destruction d’une partie du cerveau « personnalité logique » qui se verrait remplacée par d’autres zones présentant des propriétés différentes – artistiques – qui auraient été en quelque sorte « bloquées » avant l’accident par la partie du cerveau frontal et temporal « éduqué », logique.

Ainsi des neurologues constatent que des patients atteints de démence sénile se mettent à accéder à des compétences artistiques exceptionnelles. La conscience de soi a été totalement altérée et c’est « un autre individu » qu’ils ont en face d’eux. On est bien passé d’une personnalité à une autre. Ils pensent et « fonctionnent » différemment suite à une « réorganisation de leur activité cérébrale » selon le neurologue Berit Brogaard. L’un des cas les plus célèbres est celui de Kim Peek, la personne qui servit d’inspiration pour la réalisation du film “Rain Man” en 1988. Dans la vie réelle, Peek est né avec une macrocéphalie et des dommages permanents dans le cerveau. Malgré cela, doté d’une mémoire eidétique, il se souvenait de 98% des 12 mille livres qu’il avait lus. Il pouvait aussi lire deux pages simultanément, une avec chaque œil et il mettait à peine 8 secondes à le faire. Pourtant, son coefficient intellectuel était inférieur à celui d’une personne normale et il savait à peine comment boutonner sa chemise. Pour Darold Treffert, un éminent psychiatre spécialisé dans les troubles autistiques « une personne peut s’épanouir instantanément en un savant, et personne ne sait pourquoi ».

De son côté, Jacques Soustallier s’est intéressé à la question de savoir si ses patients « fonctionnent » différemment, peut-on revenir en arrière ? Peut-on faire cohabiter deux personnalités ? Il s’est interrogé sur le phénomène des personnalités multiples et des autistes « savants » en étudiant le cas de Daniel Tammet. Ces personnalités aux capacités absolument hors normes interrogent toujours la communauté scientifique et médicale dont une grande majorité a été bouleversée d’apprendre les expériences en cours de l’IRTN de Lausanne. Le neurologue qui vient de démarrer un protocole de tests se retranche sur le fait qu’il ne travaille qu’avec des volontaires dans le but d’améliorer leur conscience d’eux-mêmes et « normaliser » à terme leurs relations sociales. Ses adversaires, très virulents, l’accusent d’expériences de « dépersonnalisation » de l’individu, dignes d’un Mengele.  Le neurologue ne semble pas devoir céder à la pression de ses adversaires, parlant de chasse aux sorcières. Lors d’une interview qui a mis le feu aux poudres, il raconte le désespoir des soldats de retour d’opération, des anciens combattants, des hommes ou des femmes qui ont été confrontés à des scènes traumatisantes qui espèrent trouver dans une seconde personnalité l’accès à des sensations, des émotions nouvelles et surtout pour la plupart se découvrir des dons qu’ils ignorent encore. Les moins scandalisés des neurologues se déclarent convaincus que leur confrère joue avec le feu en abusant des espérances des familles qui rêvent de retrouver la personnalité perdue de leurs proches. La justice du canton vient d’être saisie de l’affaire.

Je suis sorti de mon entretien avec le professeur perplexe, avec plus de questions que de réponses tout en me promettant de relire « l’Eloge de la Fuite » d’Henri Laborit, là se nichait sans doute le secret des volontaires.

Ettighoffer – Lausanne février 2052

 

[1] https://www.topito.com/top-personnes-deviennent-genies-apres-accident

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