Le fripon divin : Éloge de l’allégeance rebelle

Christian Gatard Commentaires fermés sur Le fripon divin : Éloge de l’allégeance rebelle
Le fripon divin : Éloge de l’allégeance rebelle

Le Fripon Divin, héros civilisateur et parfait chenapan, incarne plus que tout autre, les mutations d’aujourd’hui et sans doute de demain. Il met à l’épreuve les corps et les âmes. Il bouscule tout. Sa main droite et la gauche s’engueulent copieusement. Il moque  de la société, joue au chef et désespère sa tribu. Il s’en prend à son propre corps comme à tous les corps sociaux. Son impertinence est salutaire.

UN GÉNIAL SALE GOSSE

Le Fripon Divin incarne l’explosion permanente de la réalité, les feux d’artifice de la créativité humaine, rusée autant que chaotique. C’est un principe puissant, celui de l’imaginaire de la dispersion, de la contestation, de la diffusion, de l’explosion et sans doute du grabuge. Il incarne une force centrifuge d’expansions réjouissantes, de vertiges inquiétants. Ça grince et ça brûle de temps en temps mais ça fait avancer le monde. Le Fripon divin est un génial sale gosse.

UN TERRIFIANT VIEILLARD

Face à lui, Charon pousse la barque de l’existence dans les fosses lugubres de la mort. Force centripète ultime, il incarne le rétrécissement, la contraction, l’abandon. Ça grince et ça brûle tout le temps. Un terrifiant vieillard. On sait bien qu’il attend le Fripon au tournant mais ça va prendre du temps. Le Fripon ne se laisse pas faire. C’est un rusé.

Voici deux acteurs de la mythologie d’une formidable modernité. Il y a là le terreau d’une controverse féconde, jamais interrompu depuis le commencement des temps. Des forces contraires, anciennes et puissantes ont de tout temps scénarisé le cours de l’espèce humaine. Elles sont la matière première et le feu central des religions, des fictions, des idéologies. 

État des lieux de deux récits mythologiques qui n’ont rien perdu de leur charme vénéneux.

PENTE DESCENDANTE, TROPISME NOCTURNE, CHARRON SUR SA BARQUE EST LE GRAND MAÎTRE DE LA DÉLECTATION MOROSE

Charon est un psychopompe. Peut-être le plus célèbre de tous. Hermès l’est aussi mais il a tant d’autres cordes à son arc qu’on s’y perd un peu. Il est envoyé par Zeus (du monde d’En-haut) pour traiter avec Hadès (du monde d’En-Bas). Odin chez les Germains, Anubis chez les Égyptiens, Saint Michel et Saint Christophe du côté de chez nous. Aucun n’arrive à la cheville de Charon qui guide dans la nuit de la mort, se fait passeur entre le monde des vivants et celui des morts, transporte et déplace les âmes d’un plan vers l’autre, pente descendante. A la croisée de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, Charon et ses pairs sont, au carrefour des connaissances, ceux qui révèlent et qui dévoilent. Mais ils n’ont pas bonne presse. Ils semblent ne s’intéresser qu’aux profondeurs, aux abysses. Ils ont beau prétendre faire le lien entre le haut et le bas, c’est surtout du bas qu’il s’agit.

J’ai trouvé l’antidote dans la mare imaginalis.

Voici le Fripon Divin.

PENTE ASCENDANTE, GOUAILLERIE SOLAIRE, IMPERTINENCE PROLIFIQUE, MÊME PAS PEUR DEVANT LA PORTE DES ENFERS. VOICI LE FRIPON, LE RUSÉ

Certes, la mort et les enfers, en cortège délétère, sont convoqués dans toutes les cultures, mais le Fripon Divin l’est aussi. Il est de toutes les mythologies et de tous les temps. C’est un sacré numéro. On dit de lui  qu’ il joue des tours pendables, possède une activité désordonnée incessante, une sexualité débordante. Sa personnalité chaotique, à la fois bonne et mauvaise, en fait une sorte de médiateur entre le divin et l’homme. Pente ascendante. Version solaire. Beaucoup plus drôle que Charon.

Le Fripon Divin passe avec facilité de l’autodérision au sérieux le plus total ; mourir, renaître, voyager dans l’au-delà et conter. Il est indispensable à la société : sans lui, elle serait tout entière entre les mains de Charon, elle se laisserait embarquer dans les zones d’ombres et de morts, celles que cache Scylla, la nymphe transformée en monstre marin par Circé et qui terrorise les marins.

Les anglo- saxons le nomment trickster. C’est le coyote des Apaches, toujours le premier à enfreindre les règles. Dans les contes africains, c’est le Décepteur. Tout aussi malin, il sert de critique sociale. S’il est une créature mythique des légendes, il est aussi une composante de notre âme. Celle qui permet à l’alléger et plus tard à l’adulte d’avoir ce dialogue intérieur qui lui permet de se situer dans le monde et de grandir toujours, de se renouveler toujours. La plasticité des mythes n’est pas une légende. Les mythes se réinventent, se modifient. Les récits mythiques s’adaptent à chaque époque. Ils ont aussi une capacité radicale à se recréer à travers les fictions contemporaines. Le roman picaresque espagnol raconte les aventures de ces personnages vagabonds, voleurs, issus des bas-fonds et qui narguent les hidalgos. Le Fripon est un picaro.

Ainsi, les héros espiègles et narquois que sont Maître Renart, le grand rusé du Moyen Âge, Till l’espiègle, le saltimbanque malicieux de la littérature populaire du Sud de  l’Allemagne, Loki, dieu nordique de la tromperie et de la ruse, le Puck de Shakespeare. Ces messieurs sont intrigants, mais les  femmes leur damnent souvent le pion : Lilith, à la fois aérienne et chtonienne, dotée d’une sexualité illimitée et d’une fécondité prolifique, tout en étant symbole de frigidité et de stérilité. Épouse, fille et double du diable, elle rassemble les côtés négatifs attribués à la féminité archaïque, celle qui ne peut être l’épouse de l’homme. Elle serait pourtant la première femme d’Adam. Virée. Elle a une revanche à prendre. Elle le fera. En la rencontrant, vous aurez devant vous une prédatrice armée jusqu’aux dents, d’une beauté qui vous glace et vous émeut. C’est une entrepreneure, guerrière pour défendre ses biens, marchande pour vendre son butin. Quel que soit l’état du monde, elle sera du bon côté du manche. Ishtar, la Dame de Babylone, associe les opposés, provoque leur inversion, brise les interdits. Elle unit en elle deux fonctions apparemment opposées, étant facteur d’ordre et de désordre, incarnant les normes aussi bien que la marginalité, C’est une déesse paradoxale : elle réunit donc ce qui s’oppose. C’est la femme ultime, elle incarne l’image d’un féminin libre de toute tutelle masculine, donc l’inverse de la norme dans une société patriarcale.

CES FRIPONS DIVINS INCARNENT LE MYTHE NOUVEAU ET ÉTERNEL DE L’ALLÉGEANCE REBELLE

Ne font-ils pas autre chose tous ces héros plus ou moins fréquentables qu’incarner l’allégeance rebelle. De quoi s’agit-il ? Aujourd’hui il faut bien faire allégeance à un certain nombre de choses : la planète à protéger ; les estomacs à remplir ; la technologie qui n’en fait qu’à sa tête ; le monde qui est cruel et injuste. Et c’est surtout l’idée qu’il y a mieux à faire que s’indigner. En prenant de l’avance sur le futur en rejetant les conventions, en apportant à la société humaine une énergie inspirée par les pratiques les plus créatives, les plus iconoclastes de l’histoire universelle. L’allégeance rebelle est là pour inspirer, impulser, tenter des coups, jeter les dés. On n’anticipe pas le futur, on le crée ! C’est à ça que sert le Fripon procurer une légion d’expériences, un tsunami de combinaisons de possibles,dépasser les frontières

Comment réconcilier les forces centrifuges et les forces centripètes ? Comment le Fripon Divin chevauchant l’allégeance rebelle va-t-il faire de la prospective auto-réalisatrice, performative ?

Tout d’abord on va changer les façons de faire. On ne va plus s’insurger vainement contre l’ordre du monde, on va s’inscrire dans ses diktats comme le surfeur dans la vague, entrer dans ses lignes de codes et les manipuler comme n’importe quel hacker. On va spéculer que les forces de l’histoire sont d’irrésistibles marées dont les almanachs sont enfin lisibles, que les mythes anciens sont les scripts du futur. Et on va, au cœur du système, introduire des interférences, des court-circuits et autres petites facéties. Dans une ère d’allégeance rebelle, on ne va pas penser que tout est écrit, que l’histoire se répète et qu’il n’y a qu’à lire la partition. On va la reprendre, la mettre à nu, en garder les trames et on va s’autoriser des processus d’improvisation, donc de créativité. C’est peut-être la meilleure, voire la seule façon d’avancer. On va accepter qu’il y a une nature humaine qui a de la suite dans les idées et depuis longtemps.

Exit, donc, l’idéologie de la table rase, de la politique de la terre brûlée intellectuelle ou politique. On fait allégeance c’est-à-dire qu’on accepte de lui obéir, à la nature humaine. Non pas, encore une fois, que ce soit radicalement nouveau : les historiens, les penseurs patentés, les intellectuels et les politiques nous ont alertés sur le besoin de comprendre l’histoire pour chevaucher le présent. Sur le papier on est plutôt d’accord. Mais il y a un nœud difficile à trancher qui reste en travers de la gorge : ne nous a-t-on pas asséné depuis des siècles que nous étions prométhéen, que nos mythes fondateurs étaient là pour nous libérer de la tutelle des dieux, ruser (dérober le feu), au risque de se faire pincer (se faire dévorer le foie) ? Avec Prométhée, on s’invente la vie, on change tout. Innover, bouleverser, disrupter. Panache prométhéen.

C’est bien joli mais ça ne marche pas si bien que ça dans la vraie vie. On se demande si tous ces efforts sont bien nécessaires. On se dit même que Prométhée s’essouffle. Son mythe c’est l’apport de la connaissance aux hommes. Il a du plomb dans l’aile. La connaissance ? Tant d’efforts, tant d’énergie dépensée, tant de sacrifices, tant de barouds d’honneur, de charges de cavalerie depuis des millénaires pour en arriver à cette situation mondiale qui rend perplexe les plus optimistes et fou de rageurs les plus virulents.

Su Wu-k’ung, le roi des singes des contes chinois, va venir en aide. L’indomptable, l’incorrigible était accompagné de ses usuals suspects : l’homme à la tête de cochon, gourmand insatiable, et de Tripitaka, le moine candide et naïf qu’il sauve un jour sur deux. Le roi des singes annonçait à qui voulait l’entendre qu’il était descendu voir le Roi des Morts, avait effacé son nom du registre et était devenu immortel. 

Les idéologies, les religions, les visions du monde à géométrie variable vont se succéder, se confronter – négocier peut-être une paix des braves. Mais au cœur de ces mondes vibrants, poreux, en chambardement constant, l’allégeance rebelle va émerger qui racontera l’histoire du monde qui vient, les contes populaires de demain. Le Fripon Divin restera le héros civilisateur. 

Pas un mythe commode, on l’a vu. Perturbateur, figure du panthéon universel des casseurs de codes, le trickster a le fumet exotique de l’empêcheur de tourner en rond, du casseur de méthode. Il se drogue à la dérision, à la perpétuelle dérision. Après tout que faire d’autre quand la barque de Charon accoste sur votre quai.


NB : En Fripon accompli, l’auteur de ce texte a certainement été inspiré dans telle ou telle phrase ou dans tel ou tel commentaire par des auteurs sur les épaules desquels il a du se percher. On ne se refait pas.

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