Pour sa saison 2, le festival des Mondes Anticipés se propose d’explorer la notion de corps, tel qu’il est conçu, modifié, augmenté par tous les aspects de la modernité. D’intime en extime, la notion de corps peut être abordée des couches les plus intérieures aux couches extérieures, sociales, où le corps se trouve projeté sur la scène du monde, pour y vivre des expériences tangibles ou numériques. De plus, après deux siècles de Révolution industrielle, c’est au travers de la technologie que les rapports de l’individu à son environnement se trouvent modifiés. Ceci étant énoncé, il ne faut cependant pas restreindre cette notion d’environnement à sa seule dimension (d’urgence) planétaire, climatique, de biodiversité. L’environnement technologique propose (impose ?) des mutations dans les rapports des individus à leur corps biologique, intime, à leur corps social, de citoyen, économique, et à leur corps numérique, dématérialisé.
Concernant le corps biologique, la principale mutation que porte la technologie est le passage du corps sacré au corps marché. Dans cette formule, il faut entendre une évolution de la définition même du corps. On peut commencer par rappeler que, aujourd’hui, nos sociétés modernes conservent des définitions du corps héritées des religions monothéistes (« la vie est un don de Dieu, le corps est la manifestation de ce don, donc le corps est sacré ! »). Cependant, les évolutions des techniques de santé sont en train de changer la donne. Que l’on parle de chirurgie réparatrice ou prosthétique ou de génie génétique, des maladies, des malformations ou des accidents qui étaient voilà encore peu considérés comme fatals entrent désormais dans le champ d’action du soin. Emportées par cet enthousiasme provoqué par le génie humain, des voix de plus en plus nombreuses appellent à la libéralisation de ces techniques au-delà de l’aspect curatif pour que chacun puisse s’appliquer les modifications qu’il ou elle souhaite. On pourrait reformuler ce rapport que les individus entretiennent avec leur corps ainsi : « Depuis l’aube de l’humanité, on n’a pas fait mieux que le corps biologique pour porter la conscience humaine… Et pourtant, en termes de technologie, ce corps est un non-sens : il n’est qu’un ensemble d’organes biologiques qui se perpétue de génération en génération, selon les seules règles de l’évolution, sans que rien ne puisse y être changé, ajouté ou amélioré ! ». C’est en tout cas ce que demande le transhumanisme, ce courant de pensée techno-enthousiaste porté et financé par les milieux de la tech et du numérique. Si on peut admettre le passage du soin curatif au soin de confort, il ne faut pas oublier que l’humain, en plus d’être un animal social, est aussi (surtout ?) un animal économique ! Et qu’en embuscade, on trouve le marketing. Si bien que, à la lecture de ces lignes, notre animal économico-marketeur, se dit : « Quelle révolution ce serait de faire du corps humain un objet malléable à volonté, dont on puisse faire enfin la publicité, pour lequel on puisse vendre des options ! ». Ceci étant énoncé, on quitte la dimension individuelle du corps pour aborder celle collective, sociale.
Qu’est-ce que le corps social de l’humain ? On pourrait dire que c’est un ensemble d’extensions, des organes non biologiques qui lui permettent d’agir au sein de la communauté. Partant de là, il va de soi que l’individu n’a pas le contrôle total de ces organes externes. Il peut jouir de leur usage, mais l’individu dépend d’organismes publics ou privés pour avoir accès à ces fonctions qui lui permettent d’étendre son corps à la sphère sociale. Ce peuvent être des moyens de mobilité, économiques (obtenus par le travail ou au travers d’une subvention publique telle que le revenu universel), associatifs (donc collectifs et réglementaires), des moyens d’éducation pour développer des aspects culturels de l’action de l’individu à l’échelle de la société. Demain, ce seront des augmentations corporelles qui pourraient bien à terme accentuer les fractures sociales si l’inéquité économique était accentuée par ces pratiques. Ces dernières dépendront de moyens numériques, prosthétiques (biomécaniques) ou génétiques qui donneront à chaque humain des capacités enivrantes. Ces versions d’extensions du corps de l’humain touchent à la sphère politique (couche suivante vers un extime toujours plus étendu ?) car elles influencent les premières augmentations plus classiques. Ainsi, le numérique va imposer à la mobilité une transition « dématérialisée », tout comme le monde du travail ou de l’éducation sont en cours de l’accomplir. Et, si la culture et les médias se sont bien appropriés les capacités portées par le numérique, reste à l’État à s’engager dans cette démarche : et c’est là que le citoyen de demain, cet animal politique, verra ses rapports à la nation modifiés.
Et l’on touche là à une dernière couche qui compose les multiples aspects du corps de l’humain : celui numérisé, digitalisé, promis à l’Eden digital des métavers. La dématérialisation du corps de l’humain a débuté avec les réseaux sociaux. Chaque trace que nous abandonnons dans les espaces numériques sont autant d’empreintes qui définissent notre corps dématérialisé. Il y aura bien une entreprise qui proposera un jour de rassembler toutes ces traces au moyen d’une IA, offrant à chaque humain un clone digital plus ou moins autonome mais, en tout cas, immortel ! Un corps dématérialisé, éclaté, dispersé sans obligation de la moindre corrélation avec l’identité physique. C’est ce qu’on appelle l’ubiquité numérique, cette capacité d’origine « divine » qui permettrait à une personne d’être présent dans plusieurs lieux physiques en même temps. La version contemporaine de cette faculté ajoute une autre capacité. Il s’agit de la multiplication des identités : je peux être la version numérique de mon moi physique ou n’importe quelle autre version, avatar ou (re)création de moi-même, selon mes inspirations, selon le contexte, selon le souhait durable ou volatile, en tout anonymat. Jusqu’à présent la vie de nos avatars digitaux se résume aux interactions dans les réseaux sociaux. On l’a tous expérimenté : il s’agit là de pratiques somme toute limitées. Il n’empêche que ces espaces à deux dimensions, la surface de nos écrans, interrogent nos comportements (sociaux), nos convictions (nos rapports au réel) et donc nos idéaux (les modèles sur lesquels nous fondons nos relations et qui participent à la construction de notre demeure commune, la société, la nation dans le sens d’espace où se joue notre communauté de destin). Que vont apporter les métavers à la société humaine ? Des nouvelles opportunités (commerciales), des nouvelles agoras (où hurler nos colères et notre haine), de nouvelles expériences (de transgression) ? Mais beaucoup attend d’être écrit. Ne pourrait-on pas le faire avec une encre ?
Il n’en demeure pas moins que la technologie qui modifie, qui redéfinit la notion de corps, est de plus en plus liée au numérique. Or, celui-ci doit à son tour accomplir sa révolution, une révolution user friendly ! Car elle (et ses promoteurs) ne peut pas compter en permanence sur l’adaptabilité de l’usager ou, pire encore, sur la bonne volonté de ce dernier implicitement sollicité pour déjouer les chausse-trappes cachés dans les lignes de codes de nouveaux services digitaux. Le numérique, s’il veut porter une transition douce et acceptée par toutes et tous, doit aussi s’imposer une robustesse, une qualité de réseau qui, de fait, libérera l’usager de l’anxiété légitime de se trouver être déconnecté. Quant aux interfaces logicielles, elles doivent faire preuve d’une nouvelle adaptabilité tournée vers l’infini variété des usagers, et non inversement. Le numérique doit également développer l’interopérabilité de ses systèmes et services, cet enjeu est de taille si les métavers veulent se développer. Ces deux impératifs sont également indispensables afin de libérer l’usager du stress du décrochage intellectuel conséquence d’une adaptation permanente, synonyme de fatigue intellectuelle. Un dernier aspect doit être adopté par le monde du numérique : l’hybridation. Il s’agit de s’assurer que jamais un service privé ou public ne soit accessible que dans sa version dématérialisée afin de ne jamais laisser personne sur le chemin qui est sensé nous mener toutes et tous vers un demain que l’on souhaite apaisé.
Alors, faut-il avoir peur des mutations annoncées ? Faut-il se laisser bercer par les sirènes de l’utopie au risque de ne pas identifier les limites de l’enthousiasme ? à moins qu’il faille écouter les Cassandre qui n’envisagent que le pire ? Existe-t-il une troisième voie ? Doit-elle être créée ? Grâce aux sélections de films et de spectacles vivants proposées par le festival des Mondes Anticipés et à travers les thèmes des tables rondes exploratoires et spéculatives et de l’exposition que propose le festival, venez découvrir « Le corps dans tous ses états », venez explorer toutes les idées qui tournent autour des mutations annoncées, venez partager, vous étonner avec nous, vous embarquer dans des visions de ce que pourrait être demain… et venez faire vôtre l’adage qui dit : « Nul n’est censé ignorer… l’avenir ! ».
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