Pointant leurs flèches dans l’immense plaine de Beauce, dépassant les plus hauts toits du vieux Rouen, de Reims, fièrement plantées au-dessus d’Ulm, de Cologne, de Rome, étrangement amarrées au-dessus du lac des crocodiles de Yamoussoukro, les cathédrales se hissent péniblement. Magnifiquement mais péniblement.
Le monde d’en haut est encore loin. L’autorité suprême inaccessible.
Les six minarets de la plus belle mosquée du monde musulman, Sultan Ahmet Camii, la mosquée bleue au dessus du Bosphore, les arcs boutant des cathédrales d’Europe ont la même finalité, le même désir frustré d’une croissance impossible.
Tous les monuments élevés par et pour une religion de par le monde sont mus par ce mouvement vers le haut continuellement refusé depuis la nuit des temps. La hauteur remarquable de la nef, le vertige d’aspiration élévatrice des coupoles sont rehaussés sans fin par les lignes qui culminent dans les arcades. L’architecture mystique de l’intérieur comme de l’extérieur répond à ces dépassements systématiques de la dimension de l’humain.
Les arcs boutant à double ou triple volées soutiennent de leurs présences visibles, exotériques, l’énorme effort de surhumain auquel est soumise cette structure dynamique de matière infiniment lourde, soumise à jamais aux impératifs de la gravitation, aux forces cosmiques répulsives qui les refusent. L’autorité du ciel les écrase.
La matière est passive, l’homme exténué. Les efforts sont vains.
Et pourtant c’est l’intuition des mythes les plus profondément enracinés qui a poussé l’homme à bâtir. Dans l’imagerie fantastique des mythes de la création, on découvre l’acharnement des puissances invisibles qui avaient, qui ont encore peut-être, la connaissance, du grand commencement, la Genèse, le Mahabharata, le Bardo Thôdol.
Ces grands livres sacrés ne décrivent-ils les origines du monde ? Les bâtisseurs des cathédrales ont connu cette tradition. Ils ont marqué dans la pierre leurs connaissances du mythe. Ils veulent refaire le chemin accompli dans les textes sacrés, de retrouver les êtres qui ont crée le monde. Ces retrouvailles sont peut-être plus d’ordre spirituel que matériel. Oui ? Non ? Non ça ne suffit pas : il faut revenir à ou aux dieux, monter vers le haut, ne plus les subir. Les défier tels les anges rebelles, reprendre le combat au moment précis où Breughel annonçait leur chute.
Les bâtisseurs n’ont qu’un objectif : monter.
Le divin et ses chefs de meutes sont toujours en haut : l’olympe, le soleil ou quelqu’astre concurrent, le 7e ciel peu importe. C’est vers le haut que convergent toutes les données jupitériennes. Or du mouvement du chien qui hurle à la lune, du geste du dévot sumérien qui lève ses bras initiatiquement croisés vers le ciel , du cri de Josué à Jéricho à la main du maçon qu’il lève la première pierre, il n’y a pas que l’effort de création matérielle, de certitude recherchée. Il n’y a pas que le masochisme fervent des illuminés. Il y a le plaisir dans la difficulté enivrante de lancer une expédition qui rapprocher de dieu pour qu’on s’explique enfin.
Que signifie le geste des maitres alchimistes qui confiaient leur message aux médaillons de pierre de Chartres, de Reims ? A qui pouvait en fin de compte s’adresser un message un peu ésotérique qu’aujourd’hui quelques rares initiés ont bien de la peine à déchiffrer ? N’y avait il pas la certitude mystique que la cathédrale, la mosquée, la synagogue étaient un moyen d’envoyer un message là-haut ?
Babel est toujours présente. Le passage de l’art roman vers l’art gothique attisa le feu qui allait faire s’envoler le message de l’homme à ceux qui étaient venus puis repartis. L’élévation des mégalithes en rend compte.
Si le sens littéral de ces vestiges est sans doute perdu, la direction de ces objets pointus ne fait aucun doute.
La cathédrale relevait d’un mix entre architecture mystique et architecture utilitariste. Toutes les sciences de ces époques étaient convoquées pour réussir ce processus d’élévation à la fois métaphysique et physique.
Or on ne change pas une équipe qui allait peut-être gagner.
Les maîtres bâtisseurs planchent aujourd’hui sur le nouveau défi de l’humanité. Les flèches des cathédrales sont remplacées par les fusées, les vaisseaux spatiaux , les lanceurs lourds … les fusées.
La signification mythique des aéronefs a longtemps été délaissée au profit de ses utilisations matérielles immédiates : la communication, le transport des marchandises., la mort. Les mythologies nous rattrapent.
Que fait Icare, sinon illustrer la propension de l’humain à se dépasser, à monter plus haut, à se rapprocher du divin ?
Il se plante ? qu’importe ! on essaiera plus tard.
Ne retrouve t’on pas dans l’architecture monumentale, dans les immenses mouvements de foule hypnotisée par l’imagerie que les fusées et leur finalité ont fait naitre, et nous dirions même dans la préparation mythique qu’est la science fiction, les mêmes désirs d’aboutissement.
Les cathédrales grouillaient de vie. La ville s’y abreuvait matériellement (souvenez-vous des marchands du Temple) et spirituellement ( souvenez-vous de l’opium du Peuple) , elles étaient le feu central de la cité. Elles rythmaient les pulsations, de même qu’aujourd’hui le monde suit à la télévision et les internets les réalisations quotidiennes d’une mythologie qui se créée à nouveau.
L’évolution de la technique raconte le passage du cabanon de terre séchée à la cathédrale, le glissement du roman au gothique, la bascule de Clément Ader à Space X.
Il ne s’agit même plus de similitude, c’est la même chose, la maturation des alchimistes n’est rien d’autre que le combustible qui a permis la mise à feu première, essentielle, indispensable de l’élévation de l’humanité pour aller régler ses comptes la-hait.
Que s’est il passé pour qu’enfin l’homme soit à même de donner une consistance nouvelle à des mythes aussi anciens ? A l’époque des cathédrales, il n’était pas encore question que le bâtiment prenne son essor, donc la réflexion restait théorique et spirituelle. Il n’y avait pas besoin d’une préparation matérielle autre qu’intérieure puisqu’on vivait dans un monde subi, sous une autorité subie, surplombante et arrogante, instrumentée par des dictateurs et autres potentats qui avaient bien compris tout le parti qu’on pouvait en tirer.
C’est que nous entrons dans une ère nouvelle, celle d’un monde voulu.
Aujourd’hui à la différence du passé, la cathédrale est désertée. Mais ça grouille dans les Festivals de Science-Fiction. Le peuplement se fait autour de la fusée. Et c’est le monde entier qui regarde. La théorie s’élabore dans les bureaux à cet effet, la réflexion motrice se fait exotérique, la fusée peut se construire et débarquer l’homme sur Mars.
Le sens du mythe et le message des cathédrales se sont perdus au cours des siècles. Les bâtisseurs voulaient conquérir le ciel. La tour de Babel fut un échec majeur. Le chute d’Icare une claque monumentale. Le Moyen Age a voulu conquérir Jérusalem pour se venger, il s’y est mal pris, pas la bonne direction il fallait monter, s’élever vers l’Azur, par marcher, pas se laisser dériver vers l’Orient.
On ne peut pas leur en vouloir, il ne leur manquait que le moteur à propulsion ionique du Jet Propulsion Laboratory de la NASA.
Les visionnaires du moyen âge, comme les charlatans de l’apocalypse, savaient leur impuissance douloureuse à ne pas pouvoir dépasser cette terre qu’ils connaissaient comme l’infiniment petit devant l’infiniment grand. Situation subie assez humiliante. Ils avaient la conscience, ils avaient pourtant parfois l’esprit et l’espérance. Certains se révoltaient. Mais ils n’avaient pas la science.
Aujourd’hui ce n’est pas que dans les arrières boutiques des librairies occultes que la tradition ésotérique et la science font bon ménage. Les fusées vont porter nos messages à l’univers : que peuvent signifier les sigles qui furent autrefois CCCP, USA, aujourd’hui Space X, Virgin ? Les puissances ouraniennes, les empires célestes se laisseront-ils rabattre leur caquet, et vont-ils céder un peu de leur autorité parce que nos vaisseaux d’attaque sont passés du public étatique au privé capitalistique ?
Certes on a fait décoller les cathédrales, et on va se rapprocher du Paradis. Mais quand on y sera il y aura encore des dévots mystiques qui chercheront à se confiner dans la douceur débilitante d’un monde subi depuis la nuit des temps.
Le jour où nous débarquerons avec armes et bagages dans un monde enfin voulu., ce jour-là on aura compris que l’autorité, c’est nous, l’équipage du vaisseau Terre, pilotes et mécaniciens de la cathédrale Gaïa.
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