Notre métier est inconnu du grand public …
… et sans doute assez mal connu des entreprises et des institutions qui nous sollicitent. Pourtant nous sommes à la charnière de la rencontre entre les uns et les autres. Il y a quelque chose d’un peu mystérieux dans le rôle que nous jouons. Savons-nous mêmes de quoi il en retourne ?
La question mérite peut-être
cette réflexion sur notre histoire
et l’imaginaire qui la sous-tend.
Sommes-nous créateur ou serviteur des informations que nous cherchons ?
Sommes-nous artiste ou savant ?
Observateur ou acteur ?
À quoi sert de voir?
À quoi sert de dire ?
Ces questions sont au cœur de notre activité.
Nous prenons l’homme comme objet d’étude. La spécificité du qualitatif est un regard sur le singulier plutôt que le pluriel, adossé au singulier, puisant dans le singulier le sens du pluriel.
Nous travaillons sur des nombres restreints.
Nous cherchons à comprendre l’homme en tant que semblable et autre tout ensemble.
Le qualitatif , c’est l’écoute de l’individu comme émanation, symbole, métonymie du grand nombre.
Nous cherchons à saisir l’homme dans sa diversité. Le qualitatif sert à discerner l’unique et à le privilégier, le sacraliser.
À quoi cela sert-il?
À comprendre et raconter l’homme pour accéder à une vue opératoire sur son mode d’intervention sur la nature.
A satisfaire des besoins collectifs et individuels.
Peut-être à maintenir en place l’économie générale du système dans lequel nous vivons. Et/ ou, disons le sans fard, à satisfaire les actionnaires de nos commanditaires.
Bref à disséquer puis faire triompher les marques comme divinités contemporaines, nouveaux contes et légendes…
Explorons.
On a pu dire des sciences sociales qu’elles étaient filles de Mars, plus peut-être que de Minerve. A ce titre elles sont associées, depuis les temps les plus reculés, aux fonctions de lutte, d’échange et de reproduction essentielles à toute société.
Mars, dieu de la guerre, technicien des combats, Hermès dieu des marchands, des voleurs et des espaces ouverts, Minerve, patronne des artisans et peut-être de l’arithmétique, peuvent donc être convoqués pour y voir plus clair.
Les sciences sociales n’ont pas forcément bonne presse : on y voit des savoirs entièrement asservis aux différents pouvoirs et recelant des potentialités machiavéliques d’asservissement et de manipulations.
Ma première réaction :
Ne nous laissons pas faire par ces poncifs d’un autre âge.
Et puis au fond :
Peut-être s’agit-il de maintenir en place l’économie générale du système dans lequel nous vivons ?
Peut-être une économie « ontologique » dont il serait vain de vouloir faire table rase…
Plus précisément quel est le feu central du qualitatif ?
Son acte fondateur ? Son symbole référentiel ?
Le focus group.
Lieu symbolique au cœur de notre métier, le groupe est au centre d’un imaginaire essentiel. Stade ou temple, théâtre ou arène, prison ou salle de jeux, salle à manger/être mangé…
Le focus groupe est un lieu observé, épié, ouvert, c’est une table d’opération, de dissection, de révélation… C’est un lieu où la parole dite cache l’essentiel, le non dit qui dit tout, où la « question » renvoie à les mots à leurs origines : salle de torture? Lieu d’inquisition ? Lieu de défense d’un ordre? L’ordre capitaliste? L’ordre de la doxa? Ou lieu d’extase? De convivialité? De fusion? De rencontre? Lieu de convergence, de consensus? Ou lieu de création? Lieu d’utopie?
Lieu, donc, de tous les contes populaires, de toutes les paroles des peuples, lieu de méditation active des industries de notre temps.
Qui pose – enfin – la question de la place du qualitativiste…
Qui suis-je, donc, au centre de toutes ces questions ?
Le souci de compter et de se compter remonte aux plus anciennes civilisations connues et façonnent les premières connaissances concrètes du social.
L’essentiel est bien évidemment la valeur symbolique des nombres avancés, valeur éminemment religieuse et sacrée. Il faut être constamment conscient de cette extraordinaire magie du nombre que l’on rencontre sans cesse associée aux prophétismes et aux utopies, de la Bible au pythagoriciens, à Platon, à l’Apocalypse, jusqu’à l’extraordinaire combinatoire des passions de Fourier. Si les nombres ont eu une valeur magique pour les quantitavistes, quelle est la part symbolique du qualitatif ?
D’une certaine façon…notre « histoire » a un fil rouge…
La Méditerranée est le berceau de notre ethnocentrisme.
Nos ancêtres ? je relis pour vous quelques passages de notre moderne encyclopédie si vous m’y autorisez… j’imagine parfois que sous l’arbre à palabres de leurs randonnées ils leur east arrivé d’animer des groupes de badauds, des cohortes de commères observatrices et malignes qui leur racontaient la vie…
si ça vous saoule passez la liste de ces hommes illustres…mais ce mémo vous permettra de frimer lors de vos dîners en ville.
Hésiode, théologien laboureur (VIIIe-VIIe siècle avant J.-C.), poète, théologien, prophète. C’était un petit paysan béotien de la fin du VIIIe siècle avant J.-C. Il fut contemporain de la première vague de colonisation qui pousse les Grecs à chercher de nouvelles terres. Il se situe à la jointure de deux mondes et de deux systèmes de pensée. Avec la Théogonie il raconte l’avènement de la souveraineté de Zeus et développe le mythe des races. Par Les Travaux et les jours , le théologien cède la place à un laboureur qui parle de dettes, de faim amère, qui invective les puissants de la Béotie et tonne contre les rois voraces. C’est déjà la perspective de la cité, avec ses conflits, ses angoisses et ses promesses.
Diodore, grand voyageur, historien grec né à Agyrium en Sicile, consacre sa vie à la composition d’une histoire universelle en quarante livres, qui va des temps mythologiques à Jules César, et intitulée Bibliothèque historique . Pour acquérir sur les lieux une connaissance plus complète que celle des historiens précédents, il voyage beaucoup en Europe et en Asie. Ainsi il mêlera ses propres observations aux matériaux recueillis dans les livres qu’il compulse. Son œuvre est une mine de renseignements sur les sciences physiques et naturelles, sur l’archéologie, la géographie et l’ethnographie, non seulement en ce qui concerne la Sicile et la Grèce, mais aussi la Gaule, l’Ibérie, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie et l’Inde.
Strabon, ( 63 env.-env. 25) avait une vision holistique. Déjà. C’est celle-là que nous cherchons tous. Historien et géographe grec, il fit plusieurs séjours à Rome, dont le premier l’année même de la mort de César (44). Les hautes relations qu’il y acquit lui facilitèrent l’entreprise de nombreux grands voyages, tels que la remontée du Nil jusqu’à l’île de Philae (Assouan), qu’il accomplit avec le gouverneur Aelius Gallus. Strabon s’était senti d’abord une vocation d’historien et avait écrit quarante-sept livres de Commentaires historiques . Il conçut la nécessité d’une description générale de la terre habitée, d’un point de vue non seulement scientifique, en raison des liens indissolubles entre l’histoire et la géographie, mais aussi politique, dans le dessein d’être utile aux «gens haut placés» dans leur tâche de gouvernement.
Tacite, environ (55-120) , fut «le plus grand peintre de l’Antiquité» mais on conteste sa valeur d’historien, on nie à la fois son objectivité et la rigueur de son information, on se défie de ce témoin trop passionné. Le qualitativiste n’encourt-il pas toujours ce risque ? La Germanie , rédigée vers le même moment que l’Agricola , reprend ce dernier thème; sous les apparences d’une conférence mondaine, et à travers un style magnifique, elle laisse percer à la fois une méthode et une philosophie de l’histoire. Cette méthode est celle de l’ethnologie . La finesse de ses analyses psychologiques a beaucoup inspiré Corneille et Racine. Cette psychologie conduit toujours à une réflexion politique: Montaigne le disait déjà, c’est plus «jugement que déduction d’histoire».
Polybe (entre 210 et 202-126 environ avant J.-C.) fait des parallèles culturels. N’est-ce pas ce qu’on nous demande dans les coordinations internationales ? La conquête du bassin méditerranéen par Rome fut l’un des événements qui marquèrent le plus l’histoire humaine. La période décisive de cette expansion se place au IIe siècle avant J.-C.: victorieuse de Carthage dans les dernières années du IIIe siècle, Rome se lança ensuite dans l’aventure impérialiste avec une résolution de plus en plus nette. Polybe fut le témoin de ces événements; il chercha avec passion à en tirer la leçon et à comprendre son temps. Son œuvre constitue un document capital sur une phase décisive de l’histoire du monde. Esprit d’une rare profondeur, il renouvela la méthode historique, tant au niveau de l’analyse objective des faits qu’à celui de la vision synthétique de l’évolution d’ensemble. Il mérite d’être considéré, avec Thucydide, comme le plus grand historien de l’Antiquité.
Thucydide ( Ve siècle avant J.-C.) occupe , lui, une place unique parmi les historiens. Racontant une guerre qu’il avait vécue, il en a donné une analyse si profonde qu’il a réussi à en faire, comme il se l’était proposé, une «acquisition pour toujours», où chaque époque apprend, à travers ce récit du Ve siècle avant J.-C., à mieux comprendre ce qu’elle vit. Thucydide a raconté la guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire l’affrontement qui, de 431 à 404 avant J.-C., opposa les deux grandes cités grecques alors à leur apogée: Sparte et Athènes. Il déclare vouloir faire œuvre utile en permettant de mieux comprendre non seulement les événements qu’il rapportait, mais encore «ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, seront semblables ou analogues»
Et tant d’autres…
Posidonios qui a pressenti la psychologie des peuples, Hérodote qui a conçu la première étude différentielle des sociétés humaines. Pline l’Ancien fut chercheur de faits qui sortent de l’ordinaire…
Platon avant eux avait étudié la question du vivre ensemble : « Tant que les philosophes ne seront pas rois dans la cité (…) il n’y aura de cesse (…) aux maux du genre humain » La République 473 B
Au Moyen Age Ibn Khaldoum (1332-1406) fonde une théorie des cycles sociaux, rythmés par la domination des groupes, partis ou dynastie qui finissent, au bout d’un siècle par s’épuiser au pouvoir. : « L’histoire a pour véritable objet de nous faire comprendre l’état social de l’homme, c’est à dire la civilisation »
A la Renaissance, pour Copernic, 1473-1543, toutes les planètes tournent autour du Soleil, et la Terre n’est plus qu’une planète comme les autres : son œuvre ébranle la vision médiévale du monde, qui plaçait l’homme au centre d’un univers fait pour lui. Il nous faut parfois avoir le même courage avec nos clients.
Evidemment de telles références sont bien prétentieuses.
Mais les interfaces, les découvreurs, les inventeurs de passages ont préparé le terrain que nous foulons.
Hiuan-tsang envoyé de Chine en Inde au VIIème siècle en pèlerinage aux sources fit rédiger par un disciple un Mémoire sur les contrées occidentales.Et Yi-tsing écrit la Relation sur les moins éminents qui partirent à la découverte de la Loi en Occident (VIIème siècle). Nous avons beaucoup à apprendre de nos partenaires internationaux.
Plan Carpin, (1182 env.-1252) fut moine franciscain. Originaire de Pérouse, Giovanni dal Piano dei Carpini part pour Qaraqorum en qualité d’ambassadeur extraordinaire d’Innocent IV auprès du grand khan. Intellectuel doué d’un excellent esprit d’observation, il s’efforce de se dégager des préjugés et des légendes de son temps.
Aux observations géographiques et climatiques s’ajoutait une moisson de renseignements sur les peuples rencontrés, sur leurs mœurs, sur leur organisation politique et militaire, sur leur religion. Il y laissait parfois percer sa sympathie pour les Mongols, leur pauvreté, leurs mœurs patriarcales, leur morale austère, et cela malgré le froid, la faim, les fatigues et les dangers endurés pendant le voyage. Il a ouvert la voie des échanges entre l’Orient et l’Occident, que la «paix mongole» va favoriser durant quelques décennies. Bel exemple de l’internationale qualitativiste !
Les lignes et paragraphes qui précèdent peuvent paraitre fastidieux pour les uns , curieux pour les autres, fascinants pour deux ou trois lecteurs et lectrices de bonne humeur ? Je les ai glanées çà et là sans toujours pouvoir aujourd’hui donner crédit – mes lectures, Wikipedia, bien sûr, ma propre bibliothèque qui déborde de nos jours et que je concentre sur ma tablette. Je relis avec curiosité moi aussi cette cueillette buissonnière. Il ne s’agit pas de name dropping. Ces personnages m‘accompagnent. Bricolage de compagnons de route, rencontres imprévues, passages d’entretiens sur Youtube… Ces gens-là sont tout aussi inspirants que les participants aux innombrables réunions de groupes que j’ai animées depuis des dizaines d’années avec le même plaisir.
Tout cela donne quoi?
Quelles sont les clés de notre part symbolique contemporaine?
Voyageurs & Missionnaires de nos propres cultures (au coeur de chacune de nos terra incognita), inventeurs d’archives oubliées à redécouvrir – archives réelles dans les livres que nos desk research nous amènent à exploiter et archives fantasmatiques dans l’inconscient collectif, chercheurs de tradition orale à révéler (contes , proverbes, chansons, publicités…), de liens avec le pouvoir et les pouvoirs, (les Princes, les Multinationales) avons-nous une pensée libre ? Ou nos pensées sont-elles alliées des puissants et des pouvoirs?
Qui saura le dire ?
Posons nous donc la question de notre rôle – enfin !
Où jouons nous ?
Quelque part entre les fournisseurs d’un bien et ses consommateurs, entre le capital et le travail, entre l’offre et la demande, entre le vendeur et l’acheteur, entre le seigneur et le saigné, entre le sacré et le profane…
Nous sommes au cœur d’une médiation…
De quel type ?
Révélons notre véritable mythe fondateur :
Nous sommes, entre les Esprits et les Hommes, shamans. Entre le sol et les hommes, cultivateurs, entre Dieu et ses prêtres, consommateur, entre le respect et l’irrespect, bouffons, entre le cru et le cuit, Indiana Jones
Bref des utopistes !
Le terme d’utopie, inconnu du grec, a été forgé par Thomas More pour figurer la « meilleure des Républiques» sise en la nouvelle île d’Utopie. Le texte, publié à Louvain en novembre 1516, allait rencontrer aussitôt une audience exceptionnelle dans l’intelligentsia européenne et caractériser non seulement un genre littéraire mais une littérature sociologique.
Et notre utopie vaut le coût : rêver une vie future peut être plus réelle que nos rêves les plus fous, mobiliser les forces de l’imaginaire pour transformer le réel, donner le pouvoir aux idées, aux rêves, aux aspirations.
Note lieu symbolique par excellence, le focus group, n’est-il pas une utopie éphémère, ludique, volatile et essentielle à la compréhension de l’imaginaire de la consommation?
Nous sommes des gens curieux : l’histoire de la curiosité suit comme une ombre l’histoire des objets dans leurs rapports avec notre désir, du plus inavoué (jouissance du collectionneur plus ou moins fétichiste) au plus honorable (amateur, chercheur…).
Le focus groupe serait-il le lieu de la réinvention de soi, le réenchantement du monde au travers de notre regard ?
Ces rencontres réelles (les gens d’aujourd’hui) et virtuelles (les gens dans l’Histoire) sont la matière brute de la prospective vers laquelle j’ai fait évoluer mon métier depuis une dizaine d’années mais elles ont été là depuis le départ, telles des braises qui ne savaient pas encore leur nom.
Penser le devenir, tenter une sociologie de l’avenir, se situe donc entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place dans la longue durée). Il s’agit de s’intéresser aux « horizons des attentes », c’est à dire à des scenarios dont on perçoit dès aujourd’hui les prémices. C’est un futur proche, parfois déjà là, parfois dans un horizon plus lointain mais qu’on sent en devenir. On peut pour partie prolonger les courbes du présent. Pour partie seulement car le futur ne nous doit rien et n’en fera qu’à sa tête.
Comments are closed.