Charron devait avoir le sentiment de supprimer le messager qui avait découvert la réalité. S’il n’était pas le responsable de sa mort il devait certainement porter la culpabilité de sa disparition. D’où sa navigation à l’apparence malhabile. Je soupçonne Hadès d’avoir tout manigancé pour que je sois le témoin de l’affaire : la vengeance de l’Olympe contre un héros qui dévoile ses secrets. Le Prince des Enfers voulait me donner une leçon, m’effrayer, me faire taire peut-être. M’empêcher de prendre la parole au Colloque auquel j’étais invité.
Mais le trouble du nautonier mythique, ses maladresses étaient un message caché que je n’eus pas trop de mal à décrypter. Charon est un psychopompe. Peut-être le plus célèbre de tous. Hermès est aussi psychopompe mais il a tant d’autres cordes à son arc qu’on s’y perd un peu. Certes il est envoyé par Zeus (du monde d’En-haut) pour traiter avec Hadès (du monde d’En-Bas) mais je ne l‘ai pas vu à travers le hublot. Odin chez les Germains, Anubis chez les Égyptiens, Saint Michel et Saint Christophe du côté de chez nous… aucun n’arrive à la cheville de Charron qui guide dans la nuit de la mort, se fait passeur entre le monde des vivants et le monde des morts, transporte et déplace les âmes d’un plan vers l’autre. A la croisée de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, Charron et ses pairs sont, au carrefour des connaissances, ceux qui révèlent et qui dévoilent. Mais Charron, c’est Charron. Autant de raisons pour qu’Hadès et Perséphone se méfient de lui. Tous les dieux se méfient de Charron.
Familier des deux mondes, il peut être soupçonné d’être un agent double. Ce matin-là le doute (ou l’espoir selon le camp dans lequel vous êtes) n’était plus possible. Les derniers soupirs des morts innombrables gisant dans sa barque n’avaient-ils pas charrié des secrets connus de lui seul et dont il pourrait se servir pour faire chanter les Dieux – dans les acceptions possibles de chantage et de chants des aèdes qui colportent leurs aventures depuis la nuit des temps.
Hadès et Perséphone étaient en mission commandée par l’Olympe.
Kill the messenger.
Le cri retentissait sur le détroit de Messine. Ils n’avaient pas tort de se méfier. Charron cherchait à me faire apercevoir depuis le hublot quelque chose d’important. Quelque chose qui n’entrait pas dans l’agenda autorisé. Or ce que je voyais était une scène primitive, violente et énigmatique : la pénétration du trou noir par le corps abimé du savant. Charron imaginait sans doute que le spectacle resterait une énigme comme celle du Sphinx aux carrefours des trois routes jusqu’à l’arrivée d’Œdipe. Je ne me prends pas pour ce dernier mais le message était clair. Quelque chose se tramait sous l’avion ; Charron cherchait à me le dévoiler, il comptait sur moi pour décrypter. Il y avait là-bas un message, une vérité, une révélation.
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