La mémoire est une entreprise organisée, une opération de l’esprit. Elle n’est jamais si riche et si ingénieuse que quand on lui demande une réponse concrète, un retour précis et nuancé d’événements qui ont eu lieu, en notre présence, dans un lointain passé.
Ainsi, elle se travaille, elle ne se subit pas. Elle n’a rien de spécifique à nous dire. C’est nous qui lui fixons les règles du jeu.
Il peut bien sûr y avoir des flux soudains d’images, des sursauts de souvenirs imprévus. Mais ils n’ont aucune existence autonome. Il faut les remonter comme les pièces d’un puzzle, ou les rouages d’une horlogerie intime, pour en tirer parti.
La psychologie collective a incroyablement régressé depuis qu’elle cherche à interpréter les faits au lieu de les trier, et qu’elle croit que tout ce qui nous arrive, arrive vraiment. Pourtant, la plupart des événements de la route sont de nulle importance. Nous ne progressons que par nos temps forts, nos éclairs de la nuit, nos zones de lumière. Les viviers, les marécages, croupissent pour rien.
La mémoire fournit une vision inventive et rétrospective de notre vie, à partir de ses rares moments de vérité. Ces moments peuvent être des souffrances, des pertes, des échecs ; ils peuvent être des réussites, des trouvailles, des joies. Le plus souvent, ils étaient des signes si discrets qu’à peine avons-nous perçu leur petit choc sonore. A présent, sur le mode mineur ou majeur, ils forment les éléments d’une chaîne de sens. C’est un des plaisirs les plus violents de la vie de l’esprit que de chercher à la reconstituer.
Peu à peu, on découvre qu’on peut écrire sa vie, à partir du lexique qu’on a acquis par hasard, qui a grandi avec nous, et qu’on appelle justement notre biographie, puisque le bios et le graphos y sont étroitement mêlés.
Cette entreprise constitue le travail conscient de l’inconscient. Elle est à usage privé, c’est-à-dire poétique.
Nous ne sommes pas condamnés à bâtir notre avenir sur un passé figé. Nous avons le choix d’écrire notre passé de la façon la plus conforme, ou la plus propice, à notre avenir. Et le présent est le lieu de cette écriture, c’est-à-dire de cette mémoire en action.
Tout recommence toujours, à partir d’un point fixe : le regard actuel. C’est notre curseur intime, et le déplacer vers le passé ou vers l’avenir est une opération décisive, la raison d’être même de notre imaginaire.
Je voyage dans le temps. C’est mon métier. Il repose sur des bases fictives. Mais ses effets de réel occupent tout l’espace de ma vie. Y compris ma vie à venir.
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