Parfois, j’ai du mal à croire à la réalité qui nous entoure. Les instruments de contrôle font apparaître un monde entièrement différent de celui que l’Histoire et la géographie nous ont décrit. Il me semble que la planète bleue sur laquelle je vivais est en train de se dessécher. Les déserts, les mers mortes et les terres dépouillées de leur écrin de glace redessinent une autre terre que la Terre.
Mais plus encore, l’Histoire, le sens de l’Histoire, a subi une série de modifications subjectives qui forcent désormais le lecteur à chercher le sens sous le texte officiel, comme un palimpseste qu’il faut ausculter à la lumière radiante.
La perte progressive de la mémoire historique favorise l’illusion que toutes les trouvailles de la culture et de la civilisation ont jadis été faites par des visiteurs inconnus, des habitants d’une espèce disparue : et non par nos ancêtres, nos sœurs, nos frères, nos semblables. C’est pourtant eux, souvent seuls, avec les moyens du bord, qui ont tout inventé. Eux qui nous ont transmis l’idée de la splendeur. Certains étaient de grands artistes, d’autres des découvreurs inspirés, certains des bâtisseurs, d’autres des savants, mais tous étaient des individus, surgis du flux ordinaire de la vie grâce à une injustice majeure, qui est aussi la chance de notre espèce : l’inégale répartition du génie entre les êtres humains.
C’est ce scandale qui risque de disparaître, et avec lui quelque chose d’essentiel. Car il n’y a pas d’intelligence collective. Il n’y a pas de corps expéditionnaire de la pensée. Dans le domaine de l’esprit, tous les héros sont solitaires. La société représente le contexte plus ou moins favorable à la création.
Les divers prix Nobel continuent à être décernés chaque année, mais ceux de physique, de médecine, et bien sûr de la paix, sont désormais attribués à des laboratoires et à des lobbies. Il n’y a plus que le prix Nobel de littérature qui continue, sur des bases un peu floues, à être attribué à un individu : pour combien de temps ?
Un accident a dû se produire. L’espèce humaine a pris un chemin qui exclut à terme l’idée de personne singulière. Est-ce le commerce – le pari mortifère sur la croissance comme moteur de la civilisation ? Est-ce la bureaucratie mondiale – la perte de l’habitude de juger et de choisir soi-même, avec les moyens du bord ? Est-ce la démocratie – cet abandon d’une forme de gouvernement librement consenti, au profit de la dictature du grand nombre retourné ? Est-ce la machine – sa prise de pouvoir sur les actes conceptuels les plus simples, comme d’effectuer un calcul mental ou de gérer soi-même son intérieur ? Est-ce le langage – l’aplatissement des rapports de temporalité dans la langue, sans lesquels aucune présence au monde n’est simplement possible ? Certainement, quelque part, à une époque récente, il y a eu un court-circuit.
Il est difficile de croire que cette pente soit inéluctable. Il est difficile d’admettre que l’effacement de la mémoire, c’est-à- dire de l’individualité, puisse s’installer durablement. Le présent est relié au passé par un fil d’or, et l’écriture prolonge dans le monde matériel les choses vaines qu’on a pensées et perdues : et la mémoire est une île, un camp retranché.
Nous avons lâché une partie des commandes, pas toutes. Nous continuons à choisir nos amours, nos voyages, nos nourritures, nos fantasmes et quelquefois même, nos idées. Nous n’avons pas encore renoncé tout à fait à aimer notre pays, nos coutumes et notre langue. Nous souhaitons toujours donner des ordres aux machines, et non en recevoir. Nous disposons grâce à internet d’une immensité de savoir accessible, dont bien peu se servent réellement, mais qui constitue un trésor inégalé. Nos chances d’avenir sont faibles, mais pas nulles, ni même indécises.
Un jour nous nous réveillerons. Pas tous, mais assez pour réagir. Nous verrons l’étendue du désastre, et nous souhaiterons y remédier. Notre premier effort sera de croire à ce que nos yeux voient.
Le monde sur lequel nos yeux se rouvriront ressemblera, je suppose, au monde actuel : soumis, dépassé, contrôlé, « inhumain ». Mais nous, nous nous serons remis en ordre de marche. L’étrange torpeur des jours se dissipera. Il n’y aura pas de miracle, ce n’est pas nécessaire. Il suffira de regarder le monde visible : le reste suivra. Et nous serons semblables à ces victimes consentantes d’une séance d’hypnotisme, qui ont cru voir ce qui n’existait que dans un rêve dirigé, et que le claquement de doigts du magnétiseur rappelle soudain à leur lucidité antérieure.
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