Pas à pas, on y vient. La détention d’une petite surface de la planète terre, garantie par un titre de propriété, ne paraît plus aussi naturelle qu’avant. On sent bien que sa mise en cause gagne peu à peu. L’État, du reste, fait tout pour nous persuader que cette détention est toute relative. La taxe foncière, qui ne correspond à aucun service, était une façon discrète mais claire de nous rappeler que si nous étions propriétaires, c’est parce qu’il le voulait bien. L’instauration d’un impôt sur la fortune immobilière a le mérite d’exposer un programme politique plus radical : elle tend à rendre de plus en plus difficile, voire impossible dans la durée, la détention et la transmission d’un lieu de vie.
Ce recul progressif du droit à la propriété a bien sûr un sens. On pourrait même dire qu’il est une évolution raisonnable. Si les humains continuent à proliférer à la vitesse actuelle (sans parler d’une accélération possible, en Afrique subsaharienne), la question de l’espace dévolu à chacun va se poser d’une manière cruciale. Il n’est pas tenable que certains disposent pour leur seul usage de centaines d’hectares de prés et de forêts, de résidences gigantesques et sous-occupées, quand des milliards d’humains s’entasseront dans des agglomérations-fourmilières, n’ayant à leur usage qu’une alvéole étriquée.
Actuellement chacun a la possibilité d’acquérir un domaine sans voisin visible, dans les forêts d’Ardenne ou sur le plateau du Larzac, mais on se doute bien que cela ne peut durer.
Dans l’intervalle entre ce moment de bascule, où on se marchera réellement sur les pieds par contrainte et non plus par choix, et la situation actuelle où l’effort le plus soutenu des États pour instaurer une société-providence est combattu par de vieilles habitudes et de vieilles lois, il se met en place une transformation douce, mais néanmoins sensible, pour remplacer la possession patrimoniale par l’occupation légale.
Il existe en Angleterre un système immobilier de ce type : le leasehold estate, qui se caractérise par une propriété libre mais temporaire. Ce droit restrictif existe depuis 1925. Il fixe en général une durée de détention maximale : 100 ans, par exemple. C’est-à-dire que durant cette période, le détenteur est libre de louer ou de transmettre le bail à ses héritiers, dans les limites de la durée fixée. En deçà, c’est une propriété exclusive. Au-delà, tout retourne au propriétaire foncier en titre. En somme, c’est le rapport qu’il peut y avoir entre un usufruit et la nue-propriété. Pour l’heure, les deux systèmes coexistent. À côté du leasehold, il y a le freehold, qui correspond à la propriété immobilière effective, telle que nous la connaissons sur le continent. À terme, si un des systèmes doit disparaître, ce ne sera pas le leasehold. Il est dans la droite ligne d’une vision politique selon laquelle les citoyens sont les obligés de l’État.
Du strict point de vue du logement, il est certes indifférent d’être propriétaire effectif ou détenteur légal des habitations où l’on passe son temps de vie. En tant que mortels, nous sommes tous usufruitiers de biens et d’espaces qui ne nous appartiennent pas et que nous rendrons un jour dans leur intégralité. Mais la question de la propriété foncière ne se réduit pas au fait d’avoir un toit bien à soi. Elle concerne en réalité la possession de sa vie.
Un patrimoine ou un matrimoine, ce n’est pas simplement une valeur dont on jouit et qu’on peut transmettre à ses enfants : c’est une mémoire concrète, au même titre que le langage et les traditions. La propriété foncière ne serait pas minée en douce et pressée gentiment de disparaître si elle n’était pas un élément-clé de la culture, de toute culture. Ce n’est ni une question économique, ni une question écologique : c’est le point le plus sensible de l’individualité, c’est-à-dire de la liberté.
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