Initié par François Laurent, co-président de l’ADETEM, le think tank Les Mardis du Luxembourg regroupe des professionnels de plusieurs secteurs, passionnés par leurs domaines respectifs : avocats, philosophes, prospectivistes, mythanalystes, experts du marketing et de la communication, artistes…
Dans la plus grande liberté de débat et de désaccord, ils se sont donnés pour tâche l’analyse de la société sous toutes ses formes en croisant les angles de lecture.
Après la notion de disruption (Rupture, vous avez disrupture ? Éditions Kawa, 2015) et la vie privée à l’heure de l’hyper connexion (Chroniques de l’intimité connectée, Editions Kawa, 2016), l’autorité est l’objet des récentes réflexions des Mardis du Luxembourg…
Rêveries …
Le 30 septembre 2005, dans une conférence destinée à faire date très sobrement intitulée « What Is Web 2.0 », Tim O’Reilly lançait : « If an essential part of Web 2.0 is harnessing collective intelligence, turning the web into a kind of global brain, the blogosphere is the equivalent of constant mental chatter in the forebrain, the voice we hear in all of our heads ».
La locution avait été prononcée : l’intelligence collective commençait doucement à dominer la toile, un formidable enthousiasme s’emparait des internautes … et partout, la même utopie : après les Trente Glorieuses, puis les Trente Piteuses – et la tout aussi brève que lamentable expérience de la Nouvelle Economie – une nouvelle ère s’offrait enfin à nous.
Utopie : aujourd’hui, quand on demande à des chercheurs, des philosophes, des penseurs, d’imaginer le monde de demain – celui qui se construit ici et maintenant –, tous ne nous proposent que des dystopie : désormais, le futur est triste, inquiétant, voire … pire !
Au début des années 2000, tout n’était pas rose – la « Bulle Internet » venait juste d’éclater – mais un fol espoir s’était emparé de nous : nous allions tous ensemble reconstruire notre univers, un univers où nous ne subirions plus les oukases des puissants … on ne parlait pas encore des GAFA, même si …
Avant il y avait les encyclopédies Larousse, Encarta et autres Britannica – rédigées par quelques savants et chères, très chères ; désormais il y avait Wikipédia à laquelle nous pouvions tous contribuer dans une totale gratuité : les rédacteurs ne sont pas rétribués et sa consultation ne coûte rien.
Aux USA, l’ancien vice-président et futur Prix Nobel Al Gore lançait Current TV, une chaîne de télévision dont 1/3 de son contenu était généré par les abonnés eux-mêmes, sous forme de clips – on parlait d’Users Generated Contents ou encore d’UGC.
En France, Carlo Revelli et Joël de Rosnay créent AgoraVox, premier « média citoyen : tout un chacun peut [en] devenir rédacteur », proclame sa profession de foi ; et c’est l’engouement, AgoraVox enregistrant jusqu’à un million de visiteurs par mois.
Les consommateurs, les citoyens ont repris le pouvoir : face aux marques qui ne peuvent plus les tromper, face aux médias puisque désormais eux aussi peuvent mettre en ligne leurs propres informations.
Une utopie qui se concrétisera encore quelque années plus tard avec les prémices de la consommation collaborative, quand tout un chacun pourra également devenir producteur de services.
… et cauchemars
2011 : au détour d’une recherche sur la réputation d’une entreprise du CAC 40, je découvre un article d’AgoraVox soulignant ses liens avec le groupe Bilderberg, dénonçant l’abandon de la souveraineté nationale et pointant lui-même vers … l’Observatoire du Nouvel Ordre Mondial et un forum lié Front National, etc. Tout y était dénoncé, des puissances occultes à la traitrise des gouvernants, tout ça sur un fond d’antisémitisme primaire pour faire bonne dose !
En recopiant sur un moteur de recherche et entre guillemets une phrase prise au hasard dans le corps d’un papier comme : « Quand le Bilderberg choisit les chefs de l’Europe », on découvrait des dizaines de copies identiques, à la virgule près, du même papier, et en contrôlant les dates, on remontait à la source : un obscur blog négationniste tenu par … notre « journaliste citoyen » d’AgoraVox.
Déchéance ! En quelques années le rêve s’est mué en cauchemar et l’intelligence collective en … connerie tout aussi collectivement partagée.
Aujourd’hui le Web 2.0 est devenu le Web social et la désinformation bénéficie de la puissance des Twitter et autres Facebook ; mais les rumeurs continuent tout autant de circuler sur les forums, les sites militants comme celui du Réseau Voltaire et … les vieilles chaines de mails, que relaient activement et naïvement de nombreux internautes.
Avec la « théorie du complot » et autres stupidités du même acabit, on rentre dans le champ de « l’autorité sécrète » – et d’autant plus crédible, qu’elle demeure bien cachée et lointaine, comme l’inventeur du moteur à eau à qui les pétroliers ont acheté le brevet pour mieux le détruire !
Exemple ce ragot dénoncé par Hoaxbuster : on nous aurait dissimulé que le vaccin ROR augmente de 340% les risques d’autisme ; lancé par l’obscure Initiative Citoyenne, groupuscule belge militant contre la vaccination.
Bien sûr il ne suffit pas de crier haut et fort que « le vaccin ROR augmente de 340% les risques d’autisme » pour que les internautes y croient : il faut le prouver, essentiellement en faisant référence à une source crédible – dans le cas présent, un article publié sur le site en ligne de CNN : que du sérieux !
Sauf que le dit papier se situe dans une partie de type UGC – User Generated Content : contenus rédigés par des internautes – et non par la rédaction ; et que le site lui-même a ensuite publié un long article contredisant les allégations fantaisistes avancées : la source réelle n’est donc pas CNN mais un simple opposant à la vaccination … mais qui va cliquer sur le lien vers le site de CNN et se donner la peine de suivre un débat complexe, et de surcroit en anglais ?
Aujourd’hui entre autorités secrètes et autorités publiques – du Réseau Voltaire à Donald Trump par exemple – tout le monde raconte des bobards sur la toile ! Les citoyens s’en plaignent … mais quand il s’agit de mettre la main à la poche pour payer une information de qualité, il ne reste plus grand monde – à peine 4 Français sur 10 selon un sondage réalisé pour les Assises internationales du journalisme.
Et ne comptez pas trop sur Facebook pour remettre un peu d’ordre dans « Ce formidable bordel ! » – pour convoquer Ionesco à la rescousse : dans la pièce, on découvre avec une certaine stupeur que le monde n’est qu’une énorme farce de son divin créateur … en d’autres termes, l’autorité s’est bien moquée de nous avec cet immense bobard !
Fin de la parenthèse théâtrale …
Ne comptons pas trop sur Facebook car les Fake News dopent le trafic … donc les bénéfices du réseau social … et (re)donc pas question de vérifier la validité de ce qui est publié, on va juste « hiérarchiser les sources d’information selon le degré de fiabilité qui leur est accordé par les utilisateurs », comme le rappelle le Huffington Post.
De l’utopie des années 2000 où les internautes allaient créer un monde meilleur car plus égalitaire, plus solidaire, un monde où les contributions désintéressées du plus grand nombre allaient bénéficier à la communauté – pas un monde parfait, mais on s’en rapprochait –, on bascule dans une dystopie ridicule où vérité et mensonge s’équilibrent juste pour remplir les poches de quelques-uns.
Pause culturelle
Dans la trilogie À la croisée des mondes de Philip Pullman, « l’Autorité » est présentée comme le premier ange et l’être suprême reconnu par les hiérarchies ecclésiastiques … mais aussi, dans le dernier tome, comme un vieillard impotent et naïf : car le pouvoir est exercé par le « Régent », qui finira assassiné.
Pouvoir réel et autorité fantoche, tout est là : l’exercice de l’autorité repose sur un mensonge communément admis ; mais à la fin de l’histoire ne subsistera pour toute autorité qu’un barbon gâteux … et les héros pourront enfin devenir adultes.
Bien sûr, ce ne sont ni Lyra, ni Will – les adolescents – qui tuent l’usurpateur détenteur du pouvoir, mais les parents – très âgés – de la jeune fille – qui mourront dans l’attentat : double meurtre rituel du père, Freud se serait régalé.
J’aime bien, cette vision d’une autorité sénile … parce qu’elle reflète parfaitement la réalité : il n’est d’autorité que déliquescente, c’est même avec le mensonge, sa source ultime.
L’autorité est mensonge en ce sens que pour devenir autorité, il lui faut remettre en cause – et vaincre – une autorité préexistante … quelque-soit sa nature : philosophique, artistique, politique, etc. ; et à partir de cet instant, elle prétend incarner une vérité éternelle … ce qui n’est que mensonge puisque toute autorité devra un jour s’effacer devant une autre.
L’autorité est déliquescence, parce qu’elle bloque l’émergence d’autres pensées, créations … l’émergence d’autres autorités : plus l’autorité s’affirme, plus la réflexion s’appauvrit – pour que la réflexion reprenne, il faut qu’apparaissent des challengers.
On se posera la question : pourquoi les artistes vieillissants perdent-ils leur créativité ?
J’ai plaisir à assister à des concerts des Rolling Stones, des Who, de King Crimson … mais je dois le reconnaître, tous ces groupes ont perdu leur créativité même s’ils délivrent sur scènes de superbes performances.
Les Stones font réellement autorité dans la musique rock, mais leur dernier album n’est qu’une reprise de vieux blues ; il y a pire : en panne de créativité, Peter Gabriel alterne reprises et orchestration classique de ses anciens succès …
La « vraie » musique pop et rock aujourd’hui, ce sont – pêle-mêle, pour ne citer que quelques noms – London Grammar, The XX, Mild High Club, Beth Ditto, Jack White, etc.
Les ouvrages des Mardis du Luxembourg, aux éditions Kawa :
25,90 €
|
28,95 €
|
Comments are closed.