A l’invitation de Frédéric Saenen , rédacteur en chef de la Revue générale, la plus ancienne revue de Belgique fondée à Bruxelles en 1865, Christian Gatard a publié pour le numéro de juin 2023 L’utopie : rêve ou cauchemar ? :[https://pul.uclouvain.be/revues/revuegenerale/]
Utopie et dystopie,
sœurs ennemies juchées sur les épaules de Prométhée
L’affaire est connue. Prométhée vole le feu aux dieux pour le donner aux humains.
L’intention est bonne. La proposition d’un monde meilleur et plus juste, d’une société idéale débarrassée des conflits, des inégalités et des injustices, ça ne se refuse pas. Le titan – dit-on – avait créé les premiers humains à partir d’argile. Ils restaient des êtres faibles et vulnérables, incapables de se défendre ou de se protéger, de se réchauffer et de cuisiner. Prométhée soustrait une étincelle divine du char d’Hélios, le dieu du soleil, et nous l’apporte. Avec le feu le monde devient plus acceptable. Petit bémol, il n’a pas été dit tout de suite que le feu est un fameux pharmakon : le feu de l’âtre qui réchauffe et qui cuit … et le feu de l’apocalypse qui brûle et qui détruit ? Remède et poison ?
Tant pis, l’humanité accepte le cadeau sans trop se poser de questions.
Prométhée – « celui qui prévoit » – promet une vie harmonieuse et juste dans un monde apaisé, protégé – une utopie.
Le décor est donc posé.
L’utopie prométhéenne est un projet ambitieux. De connaissance, de sagesse, d’humanisme. De bonheur.
Qui s’avère depuis toujours parfaitement utopique. C’est-à-dire pour le commun des mortels chimérique, fictif, irréel.
C’est rageant.
Parce que l’histoire de l’utopie remonte à l’Antiquité et ne manque pas d’inspirations de bonne volonté. Platon ne fut pas le dernier à imaginer une cité idéale unissant ses fils dans le même amour. Les mouvements millénaristes ont tracé la voie vers des Terres promises (certes, sans cesse remises). Les humanistes de la Renaissance, les philosophes du siècle des lumières en ont rêvé. S’imaginant souvent en être les guides éclairés.
On sait que le mot « utopie » lui-même a été inventé par Sir Thomas More en 1516, dans son livre « Utopia ». En 1627, Francis Bacon propose dans « La Nouvelle Atlantide » une société scientifique et rationnelle où la recherche du savoir est la priorité absolue. Au 18ème siècle, Charles Fourier décrit dans « Le Nouveau Monde industriel et sociétaire » une société basée sur le travail en commun et l’harmonie sociale. Aujourd’hui l’utopie continue d’inspirer les mouvements politiques, et la science-fiction souffle sur ses braises incandescentes. Les penseurs et les artistes s’y frottent encore comme le mouvement solarpunk qui explore un avenir possible pour la société en utilisant la technologie verte et les énergies renouvelables.
L’idée d’un avenir meilleur plus durable, plus équitable reste donc un objectif.
Mais un avenir meilleur sans cesse repoussé n’est-ce pas un peu suspect ?
S’agirait-il d’un « mythe de perfection sociale mystérieusement présent dans l’inconscient de tous les hommes » ?
Un coup d’œil en arrière s’avère révélateur
Juchés sur les épaules de Prométhée en essayant de décrypter le futur, nous croyons apercevoir devant nous un horizon radieux. Il va falloir s’accrocher pour ne pas avoir le vertige.
Les utopies ne seraient-elles pas des tentatives de reconstitution d’un Age d’or, présentant l’avenir dans un rétroviseur déformant ?
De quoi sont-elles le nom ?
D’une société sans classes, où les moyens de production sont détenus collectivement et où les gens travaillent pour le bien commun plutôt que pour leur propre profit …
D’une abolition de l’État et des institutions coercitives, pour créer une société libre, égalitaire et autonome …
D’un monde où l’humanité vit en harmonie avec la nature, en utilisant des sources d’énergie renouvelables et en préservant la biodiversité…
D’un monde où la technologie résout tous les problèmes de l’humanité, en créant une société plus efficace, plus productive et plus heureuse
D’une société où les femmes sont traitées avec égalité et respect, où la violence et la discrimination sexistes sont éradiquées, et où les femmes ont les mêmes opportunités que les hommes dans tous les domaines de la vie
D’un monde sans guerre ni conflit, où les différences culturelles et politiques sont résolues pacifiquement grâce à la négociation et au dialogue.
Les utopies se ramassent à la pelle.
Elles sont peut-être l’expression d’une insondable nostalgie de la gens collective, de l’infini bonheur d’être noyé dans l’indistinct et l’universel. C’était un temps où la notion même d’individu n’existait pas encore. L’éveil de la conscience collective était impensable et donc impossible. Les structures immuables des sociétés traditionnelles auraient elles gardé leur pouvoir hypnotique ? Penser l’ego eut été d’une folle imprudence. D’ailleurs ç’eut été quoi l’ego ?
Vient Prométhée. Quel jeu joue-t-il ?
Il promet des utopies et invente les dystopies. Quel faux-cul, ce héros civilisateur !
Prométhée c’est la naissance de l’individu. En accomplissant le geste qui l’a rendu célèbre à tout jamais, il s’est mis les dieux à dos et un aigle sur le foie. Imprudent dans ses ruses, enchainé sur le Caucase, il s’est créé sa propre dystopie. Il est sorti de l’indistinction des origines et il a forcé l’individu à se distinguer des dieux, à se différencier des autres membres de la tribu, se faire remarquer, se faire crucifier, se faire massacrer.
Ce qui est, là encore, plutôt bien vu de la part de celui qui prévoit : les narratifs dystopiques qui inonderont après lui la création littéraire se concentreront sur les tentatives des personnages principaux de résister à l’oppression et regagner leur liberté – opérations délicates se soldant souvent par des échecs tragiques.
C’est que les dystopies se complaisent à décrire des sociétés parfaitement antipathiques. Elles sont le résultat d’une évolution catastrophique du monde réel ou d’une utopie initialement bien intentionnée, qui s’est transformée en cauchemar. L’origine du terme « dystopie » remonte à 1868, lorsqu’il a été utilisé pour la première fois par John Stuart Mill pour décrire une société imaginaire qu’il considérait comme étant pire que toutes les sociétés existantes à l’époque. Au cours du 20e siècle, les traumatismes de la Première et de la Seconde Guerre mondiale ont favorisé le genre. Dans les classiques de la littérature dystopique les gouvernements sont autoritaires et utilisent des moyens draconiens pour maintenir le contrôle sur la population. Plus récemment, les dystopies postapocalyptiques prévoient le pire.
Les dystopies apparaissent comme des contrepoints aux utopies.
De quoi sont-elles le nom ?
D’histoires de cités où la liberté d’expression et la vie privée sont inexistantes…
… où la reproduction humaine est contrôlée et les individus sont conditionnés dès leur plus jeune âge pour être heureux avec leur place dans la société
… où les livres sont interdits et les pompiers les brûlent
… ou les femmes sont réduites à leur fonction reproductrice et une caste de femmes appelées « les Servantes » sont forcées de porter des enfants pour les dirigeants de la société
… où chaque année, deux jeunes sont choisis pour combattre dans une arène mortelle, dans le cadre d’un événement télévisé destiné à divertir la population
Prométhée est un Fripon Divin
Prométhée avait prétendu sauver l’humanité du courroux des dieux. Ça ne s’est pas passé comme prévu. A moins que… à moins que le titan sût pertinemment que ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne sauve pas les gens en leur apportant le feu mais en leur apprenant la friction de deux morceaux de bois par giration.
Une évidence s’impose.
Le cadeau de Prométhée n’était pas le feu.
C’était lui-même.
C’est un invariant dans l’histoire de l’humanité : ces martyrs qui se sacrifient pour les autres. Ce faisant ils changent le cours des choses.
Si on gratte un peu dans sa parentèle mythique on rencontre Loki, le dieu nordique, ambigu et paradoxal, Fripon Divin, dangereux ami.
Le Fripon Divin incarne l’explosion permanente de la réalité, les feux d’artifice de la créativité humaine, rusée autant que chaotique. C’est un principe puissant, celui de l’imaginaire de la dispersion, de la contestation, de la diffusion, de l’explosion et sans doute … du grabuge. Il incarne une force centrifuge d’expansions réjouissantes, de vertiges inquiétants. Ça grince et ça brûle de temps en temps mais ça fait avancer le monde. Le Fripon divin est un génial sale gosse. Les anglo-saxons le nomment trickster. C’est le coyote des Apaches, toujours le premier à enfreindre les règles. Dans les contes africains c’est le Décepteur. Ainsi, les héros espiègles et narquois que sont Maître Renart, le grand rusé du Moyen-Âge, Till l’espiègle, le saltimbanque malicieux de la littérature populaire du Sud de l’Allemagne, le Puck de Shakespeare.
Tout ce petit monde sans foi ni loi finit un jour ou l’autre par trouver sa place sur les épaules de Prométhée, leur maître, leur modèle. Ils poussent la roue de l’histoire. Histoire qui se répète à l’infini. Qui passe du bonheur au meurtre sans sourciller.
La matrice utopie dystopie est un engrenage inéluctable et la seule façon de ne pas se laisser écraser par cette fatalité est de devenir fripon soi-même.
Il faut faire allégeance à cette réalité comme on le fait à la planète qu’il faut protéger… aux estomacs qu’il faut remplir … à la technologie qui n’en fait qu’à sa tête … à ce monde qui est cruel et injuste …
La punition divine était d’enfermer l’humanité dans la vision déprimante de la meule – lourde, lente, inéluctable- de l’histoire. Le message venu du fond des âges est qu’il faut se rebeller comme ils l’ont fait ces fripons, ces jeunes sages, ces vieilles canailles. Il faut relever le défi lancé par Prométhée et cesser de tendre les bras vers ces utopies qui, au moment où on les étreint, se transforment en épouvantables dystopies… Prométhée enjoint-il ses créatures d’argile d’accomplir comme lui un destin tragique de héros civilisateur ? Propose-t-il que chaque mortel se transforme à son tour en fripon divin ?
Il y aura toujours une place dans l’Abbaye de Thélème, première et sans doute ultime utopie humaniste qui ne soit pas enfermée dans la fascination d’un passé mythique : Fais ce que tu voudras. A chacun d’interpréter l’énigme de Rabelais : que fais-tu de ta liberté ?
Plus contemporain tu meurs…
Bref…
Il est de bon ton aujourd’hui de faire apparaitre utopie et dystopie comme des versions en opposition de ce que peut devenir le monde. Soit s’inscrire dans le cycle d’un retour à un passé fantasmé et donc fixer le temps à jamais, s’installer dans une ataraxie détachée, indifférente et déconnectée du réel. Soit suivre la ligne d’une évolution hasardeuse, désastreuse parfois, douloureuse souvent, qui a les pieds dans la boue du réel et les mains dans le cambouis du temps.
A force d’être imposé par la doxa ambiante de notre temps comme les seules options pour un monde en déconfiture, le couple des sœurs ennemies semble avoir triomphé. Géostratèges de part et d’autre de ce que fut le rideau de fer (comme s’il avait disparu !), historiens de toutes tendances, futurologues et archéologues, les ont introduites dans leurs algorithmes . Les plus optimistes estiment qu’une société sans utopie est une société morte. Peut-être si on oublie cette histoire de rétroviseur.
Sauf que désormais Anansi, Loki, Coyote, Brer Rabbit, Eshu, Till l’Espiègle, Nasreddin Hodja, Hermès sont bien décidés à regarder devant sans avoir le vertige. Une société sans fripon serait d’un ennui mortel. Après tout, en dépit des soupçons évoqués plus haut, Prométhée mérite notre reconnaissance : il a volé le feu, symbole de connaissance et de créativité, de passion et d’énergie. Il s’est rebellé contre l’autorité divine inventant la liberté, l’indépendance et la dignité. Il s’est fait dévorer chaque jour le foie ce qui peut symboliser la persécution des idées nouvelles, l’injustice et la douleur morale. Il est aussi – tout fripon qu’il fut – représenté comme un sage qui cherche à comprendre le monde et à découvrir la vérité. Accordons-lui qu’il avait foi en l’humanité et croyait à son potentiel de progrès. Elle continuera de naviguer vaille que vaille entre utopies et dystopies et les Fripons Divins resteront à la manœuvre.
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