“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.
Rabelais, Pantagruel
L’information venait de tomber, secouant le monde scientifique international: à la suite des recherches de Craig Venter, l’allemand Rüdiger Raabe, un biologiste de seulement trente-trois ans, réussit à isoler un groupe de cellules synthétiques capables de se reproduire sans intervention humaine. Leur ADN cruciforme d’un type jamais observé auparavant avait suscité bien des interrogations, mais si le grand public ne mesurait pas encore l’importance de cette découverte, les champs d’application offraient des perspectives dont on avait encore du mal à évaluer l’étendue, tandis que la propagande du gouvernement mondialiste, qui gérait désormais tout, consacrait l’événement comme preuve supplémentaire de la supériorité du savoir scientifique sur toute forme de superstition.
Raabe décida de concentrer sa recherche sur le développement paramédical. Il lui vint l’idée de concevoir, tel des disques durs externes, une programmation de ces modules synthétiques fertiles agissant sur les neurones déficients d’handicapés moteur et surtout des extensions indépendantes du corps humain facilitant le déplacement de tétraplégiques. Deux années suffirent pour concevoir Alpha, le premier prototype d’exo-squelette “ de synthèse organique”, et l’expérience fut un succès: on avait placé un patient sur cette structure légère qui, dès les branchements neuronaux effectués, prenait le relais des sources défaillantes par la simple pensée tenant lieu de poste de pilotage. L’handicapé s’était déplacé de dix mètres sans effort; la commission de propagande du Département de Recherches et de Développement Scientifique (DRDS) diffusa la vidéo de l’exploit qui fit le tour des réseaux sociaux avec plus de deux milliards de vues.
Il demeurait toutefois des questions sans réponses: comment la structure s’était-elle auto-stabilisée dès lors qu’elle avait atteint sa pleine fonction? De quelle manière s’était opérée la compatibilité immédiate du corps synthétique à un sujet organique sans adaptation préalable? Mais surtout, quelles étaient les ressources de la structure qui, une fois branchée sur le patient, ne demandait plus aucune alimentation, ne serait-ce qu’électrique?
De nombreuses commissions débattirent tandis que l’on préparait les prochaines expériences. Parmi les participants se trouvaient quelques anciens qui avaient connu le monde d’avant, mais dès qu’ils évoquèrent l’ouverture de la boîte de Pandore, ils furent vertement remis en place par le président du comité scientifique leur rappelant la loi universelle plaçant la science comme seule croyance autorisée, rationnelle et incontestable.
Raabe travaillait déjà sur une machine plus performante lorsqu’il reçut des directives du DRDS: il lui était demandé de suspendre ses travaux sous leur forme actuelle, leur développement (jugé trop philanthrope) étant incompatible avec l’établissement du nouveau programme “Vie et Obsolescence” sur lequel travaillait le gouvernement.
Ce programme, complémentaire de celui intitulé “Naissance et Efficience” déjà en place depuis près d’un siècle, consistait à réguler la surpopulation par une incitation financière profitant à la famille du souscripteur autorisant par contrat son euthanasie dès l’apparition d’affections graves ou d’infirmité invalidante due à un accident; par ce biais, le Ministère de la Santé devait faire de substantielles économies sur autant de traitements lourds qu’il n’aurait pas à financer. Ainsi, les recherches de Raabe ne pouvaient-elles présenter d’intérêt autre que dans le domaine militaire où l’on pouvait envisager la création d’entités purement synthétiques capables de se régénérer en milieu hostile, et sans le moindre affect.
Le thème n’était pas nouveau: bien des romans de science-fiction, relayés par le cinéma, avaient évoqué le contrôle du monde par les machines, mais la réalité se présentait autrement, car aucune conscience apparente ne semblait animer ces organismes complexes dont la finalité se résumait à leur simple fonction.
Rüdiger Raabe mourut, d’autres biologistes travaillèrent longtemps après lui sur le développement souhaité par le DRDS, mais les espoirs suscités par sa découverte laissaient des amertumes que le rationalisme forcené ne pouvait admettre: ces organismes d’un nouveau genre, adaptables à toute situation de support ou de complémentarité dès qu’ils étaient associés à l’être humain, entamaient leur propre obsolescence lorsque leur dessein programmé se révélait contraire au principe de vie, comme si l’existence première de ces cellules synthétiques avaient conservé la mémoire de leur mystère.
Le dernier exo-squelette de ce type élaboré par le DRDS fut nommé Omega; il devait non seulement permettre à un combattant blessé de puiser de l’énergie, mais également de servir de bombe si la situation devenait désespérée. Sous l’oeil attentif d’un rassemblement de notables, politiques, savants et militaires, Oméga démontra sur le terrain sa capacité à soutenir le blessé, lui administrant du sérum ou des antalgiques par voie mucosale, mais lorsqu’elle reçut le signal de déclenchement de la mise à feu, Omega se figea et émit des crépitements jusqu’à la chute éparse de la machine qui, de par un ordre contraire à sa conscience, venait de réduire en moins d’une minute trois cent cinquante mille euros de potentiel destructeur en une masse grise, fumante et irrécupérable.
Ces expériences à des fins militaires furent abandonnées; pour le sens de l’histoire, on n’hésita pas à salir la réputation de Raabe en prétendant qu’il avait volontairement introduit un gène inhibiteur dans le programme de développement des cellules, rappelant ainsi “que la morale d’un autre âge était le pire frein au développement de la science, source de tout espoir pour l’avenir du genre humain”.
Mais les quelques savants qui avaient su, en leur temps, élever la voix contre ces recherches iniques avaient fait école, avec comme signe de ralliement l’ADN cruciforme de cette cellule synthétique qui avait miraculeusement reçu le don de la vie.
Une nouvelle bataille venait de commencer.
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