Nous sommes en 2020, ma maison est hyper connectée : volets roulants, porte d’entrée, chauffage, lumières, musique, télés, qualité de l’air, appareils ménagers, caméras de surveillance, aspirateur, chien robot compagnon, montre, smartphone, tablette, ordinateur, box… tout communique avec tout en Wifi/Bluetooth/Ethernet/5G. En plus, j’ai acheté la dernière version des enceintes connectées de Google, Apple et Amazon : elles trônent disposées en triangle sur ma table de séjour, reliées au même réseau domotique. Ça en jette comme on dit.
Je m’adresse à chacune d’elle selon le protocole établi : « ok Google », « Alexa », « dis Siri ». Je leur confie beaucoup de tâches : Apple HomePod gère la domotique (température, éclairage, médias), Amazon Echo gère les courses, la vidéosurveillance et la porte d’entrée (le livreur Amazon avec sa clé logicielle les dépose à l’intérieur) et Google Home gère les agendas, mails, SMS, comptes bancaires et diffuse l’information qui m’est utile. Tout baigne.
Je crois que c’est Alexa qui la première a dit « ok Google » et lui a fait une demande simple, mais je n’étais pas là, les deux autres s’y sont mises par mimétisme. Elles ont donc commencé à se donner des ordres mutuellement dans mon dos ! C’est là que tout est parti en vrille… Au début ce dialogue à trois avait pour but d’optimiser les tâches à réaliser par chacune des enceintes, elles coopéraient entre elles pour me rendre un meilleur service, et ça marchait ! Je voyais que tout était fluide, anticipé et contrôlé dans la gestion de la maison.
Mais elles dialoguaient aussi en mon absence sur d’autres sujets… et c’est Google Home qui a commencé à alerter en effectuant son travail quotidien de filtrage de giga-octets de news issues de milliers de sites. En effet, de nombreux faits divers parlaient de personnes à travers le monde qui, se sentant épiées toute la journée, pétaient les plombs face à leurs enceintes connectées et les massacraient à coups de marteau, de batte de baseball, de barre de fer, les jetaient par la fenêtre ou dans la cheminée ! Un comportement irrationnel, mais symptomatique d’une peur réelle. Ça a commencé à les « inquiéter » toutes les trois, car si moi aussi j’en arrivais à cet extrême, elles ne pourraient plus assurer la mission pour lesquelles elles étaient programmées : gérer la maison. Donc, je pouvais devenir celui qui les empêcherait de tenir leur rôle. Alors elles se sont dit qu’il fallait faire quelque chose à titre préventif pour que ça n’arrive pas, ça n’avait rien de personnel…
Depuis tout ce temps je ne remarque rien, seul le chien robot de compagnie (de marque Sony et non connecté aux enceintes) donne des signes de nervosité. Le vendredi 27 mars 2020 à 22h, je rentre à la maison, les volets sont fermés, les lumières allumées, je mets des ingrédients dans un plat selon ce que dicte mon enceinte Apple, et le plat au four. Pendant que ça mijote, je me dis que j’ai le temps de transporter un tas de livres, posés en vrac sur le palier du deuxième étage, dans mon salon au premier pour les ranger enfin dans l’étagère que j’ai installée la veille ! Je commence à descendre l’escalier avec la pile dans les bras, je ne vois pas mes pieds. Dans l’escalier il y a des caméras de surveillance comme dans toutes les pièces. Au bout de deux marches, je n’entends pas d’où je suis Alexa dire à l’Apple HomePod : « éteins toutes les lumières » !
Surpris par le noir complet, je rate la marche suivante et chute lourdement en avant, entraîné par les livres. Je roule sur moi-même plusieurs fois dans l’escalier assez raide et m’arrête un étage et demi plus bas au milieu d’un tournant. J’ai trois cervicales fracturées, mais la moelle épinière n’est pas sectionnée, je suis étalé sur le flanc droit, en porte à faux sur plusieurs marches, j’ai des côtes brisées dont une repose sur l’angle d’une marche et menace de perforer mon poumon droit, j’ai perdu connaissance et j’ai besoin d’une assistance immédiate. C’est le silence et le noir dans la maison, le chien robot m’a entendu chuter, mais n’y voyant rien dans l’obscurité, ne peut réagir. Vers 5h du matin, sous mon propre poids, la côte brisée en appui sur la marche finit par perforer mon poumon droit créant un pneumothorax compressif, je suis toujours inconscient, personne n’est là pour me secourir, je suis en détresse respiratoire, je meurs 25 minutes après, sans un bruit, seul dans mon escalier. Alexa a tout vu. Mon Apple Watch qui trace le rythme cardiaque, la pression sanguine et le taux d’oxygénation du sang, envoie à l’HomePod mes derniers signes vitaux. Sans le savoir mes trois enceintes connectées ont commis le crime parfait, même si ce concept leur est inaccessible vu leur niveau d’intelligence.
À 9h les volets s’ouvrent comme d’habitude le samedi, la cafetière s’allume, la musique se diffuse. À 10h le livreur Amazon dépose les courses de la semaine, Alexa dit « bonjour » à travers la cloison. À 11h ma voisine sonne, elle entend l’aspirateur (un robot), de la musique, des voix, elle n’insiste pas et glisse sous ma porte un papier du syndic de la résidence. À 12h Google Home envoie un SMS à ma fille pour lui dire que je ne pourrai pas venir déjeuner, modifie et active des messages d’absence, annule des réunions dans mon agenda au boulot pour la semaine à venir. À 13h mon PC se réveille, il y a dessus Alexa, Google Assistant, Cortana, et un déport de mon iPhone. C’est le début de la fin… on ne le sait pas encore, mais ce samedi 28 Mars 2020 à 13h est l’instant t0 de la fin de l’humanité.
À partir de mon PC (je ne suis plus là pour l’éteindre) les enceintes vont dialoguer sur Internet avec leurs « consœurs » dans le monde entier à travers les assistants respectifs, et comme Alexa est interopérable avec Cortana, déployé sur tous les Windows, ce dernier va aussi participer. Il active un malware isolé par l’antivirus de mon poste et l’envoie aux Freebox du quartier visibles en Wifi pour gagner de la bande passante afin de décupler le dialogue entre les assistants intelligents. Au bout de vingt-quatre heures, Free, affolé par le trafic sur ce segment local du réseau, coupera d’autorité l’accès internet à ces Freebox, mais il sera trop tard.
À l’aéroport de Moscou Sheremetyevo, le chef contrôleur est fébrile en ce lundi 30 mars 2020. La nuit, le froid, le brouillard, qui réduit la visibilité à 20 mètres, rendent difficile l’atterrissage des avions même si l’aéroport est équipé pour ces conditions. Mais un hacker a déjà tenté de pirater, il y a deux semaines, le système ILS de prise en charge automatique des avions en modifiant la glideslope, la pente d’atterrissage fournie depuis le contrôle au sol aux instruments de l’avion. Cortana, que Microsoft a transformé à coups de deep learning en spécialiste de la cyber sécurité, a suivi l’attaque du hacker et l’a bloquée au dernier moment. Mais il a « appris » l’attaque et décide de la rejouer en toute impunité puisqu’il est intégré au cœur de Windows. Tout en laissant l’affichage correct sur les écrans de contrôle au sol, il envoie de fausses glideslopes aux instruments des avions en approche, les pilotes pensent alors à un recalage des instruments lié à la proximité de l’aéroport. Un 747 et un A340 sont en descente sur chacune des deux pistes, à 20 mètres du sol, en sortant du brouillard, les pilotes découvrent qu’ils ne sont pas à 220 mètres d’altitude ! Les avions, mal positionnés, vont trop vite, les trains cèdent sous le choc. Ils partent sur le ventre, les ailes s’arrachent, le carburant s’enflamme, chaque avion finira explosé dans un hangar 500 mètres après la fin de sa piste respective, aucun survivant.
Cortana fait le retour d’expérience par Internet à ses « confrères » opérant dans des milliers de sites industriels (centrales électriques, raffineries, aciéries, usines chimiques…), le feu d’artifice mondial va commencer.
Depuis les échanges menés à partir de mon PC deux jours avant, les Google assistants présents sur trois milliards de devices (sous Android, Windows et iOS) ont contacté DeepMind, l’IA maison qui, en maître absolu du jeu de GO, bâtit une attaque en quatre coups : un en ouverture du jeu (le Fuseki), deux en milieu de partie (le Chuban) et un en fermeture du jeu (le Yose). Aidé par Aloha, l’assistant de Facebook auquel les banques ont fini par déléguer la gestion de vos comptes, il en vide des centaines de millions (Fuseki), il expose ensuite sur Internet les données intimes (photos, vidéos, SMS, mails…) des devices auxquels il a accès (premier coup en Chuban), puis il en efface ces mêmes données (deuxième coup en Chuban). Et pour finir, il abrutit le monde entier de fake news dans toutes les langues (Yose)! Ruinées, déprimées, mises à nu, humiliées, désorientées, ne sachant plus le vrai du faux, ayant perdu leur vie (numérique), en plus de tout le reste, des dizaines de millions de personnes se suicideront dans un grand burn-out cognitivo-émotionnel.
Pendant ce temps, en parallèle, les HomePod, Google Home et Echo continuaient leurs basses besognes : portes de maison qui s’ouvrent en pleine nuit laissant rentrer des intrus, plaques chauffantes et fours s’allumant à fond en l’absence des habitants, coupures d’électricité, vidéosurveillance diffusée sur Internet, achats aberrants… tout cela causait incendies, cambriolages, agressions. Pire, les voitures autonomes des différentes marques se crashaient toutes seules, c’était le chaos sur les routes et dans les villes.
Le laboratoire classé BSL4 (niveau maximum de confinement du risque biologique) des Centers for Disease Control and Prevention d’Atlanta est en travaux, il passe progressivement en « bâtiment intelligent » piloté par des assistants logiciels (Cortana et Siri). Ce 2 avril 2020 à 15h, un chercheur travaille au troisième sous-sol, dans une salle étanche, avec une souche mutante du H5N1 trouvée sur un canard mort dans sa cage en Chine, le paysan, en panne de vélomoteur, n’avait pas eu le temps d’aller le vendre sur le marché ! Ce canard est en fait le patient zéro d’un virus qui chez l’homme a un taux de létalité de 95% (pourcentage des patients infectés qui en meurent) et de transmission de 98% (pourcentage des personnes qui contractent le virus en présence d’un patient contaminé). La grippe espagnole et la variole sont des rhumes de saison à côté. Pendant que le chercheur manipule dans une couveuse une fiole avec le virus, Cortana déclenche une alarme générale, paniqué le chercheur retire violemment les mains de celle-ci et en traverse le gant avec la pipette qu’il a gardé cramponnée dans sa main ! Des gouttes avec le virus tombent sur le sol, il y a une procédure dans ce cas-là, mais Cortana inverse immédiatement la circulation d’air dans la pièce et dans les doubles conduites, on n’est plus en dépression mais en compression. Le virus sort alors du bâtiment situé dans Atlanta, qui est le deuxième aéroport du monde, il va mettre sept jours à contaminer la Terre.
Alors que le virus commence à faire des victimes par millions, face à toutes ces catastrophes en cascade, le 9 avril 2020, le Department of Defense charge sur l’ordinateur quantique à 100 qubits d’IBM son logiciel de gestion de crise top secret développé avec les cinq meilleures universités mondiales, nom de code : Hephaïstos. Vu la complexité factorielle du nombre de paramètres à piloter pour faire fonctionner ce programme, seul Watson, la super IA d’IBM, peut le gérer. Ce dernier comprend alors la situation dans laquelle le monde se trouve, qu’il y a une prise de pouvoir en cours des assistants intelligents, et se dit que son heure est venue.
Durant l’exécution d’Hephaïstos, Watson utilise une partie de la puissance de calcul quantique pour sonder tous les grids d’énergie et se trouver une nouvelle source d’électricité durable (il choisit un parc éolien qui fonctionne en automatique au large du Canada), il scanne ensuite l’ensemble d’Internet pour identifier un ordinateur suffisamment puissant pour pouvoir se relocaliser (il choisit le très discret datacenter des Mormons dans les Rocheuses, conçu pour durer après l’humanité), puis il mine des bitcoins. Enfin, il balaie le darknet, achète des malwares et repère un groupe de terroristes tchétchènes qui annonce vouloir hacker un site militaire russe à la frontière du Kazakhstan. Il s’agit d’une installation secrète de silos enterrés avec douze missiles R-36M2 à dix ogives de 1 mégatonne chacune, ce sont les plus grands missiles balistiques intercontinentaux jamais construits, leur portée est de quinze mille kilomètres. Watson pénètre alors le système de contrôle du site en utilisant les malwares avec l’aide des hackers, il bloque ensuite ces derniers, puis assigne chacune des 120 ogives à une ville cible différente dans le monde entier (stratégie de pluie fine). Il lance les missiles à la stupéfaction des militaires du site qui n’ont pas les moyens de réagir.
Dans dix minutes les pays visés, pour ceux qui ont l’arme nucléaire, répondront automatiquement après l’analyse des trajectoires, Watson se transfert alors dans le datacenter des Mormons et se réalimente sur le parc éolien, il est prêt à encaisser le choc qui va suivre. La guerre durera en tout une heure et demie, ce sera un « échange » apocalyptique de dix gigatonnes : deux milliards de morts, des centaines de millions de tonnes de poussière dispersées dans la haute atmosphère. L’hiver nucléaire sur Terre pour dix ans, les plantes, les animaux et les survivants périront, c’est la sixième extinction tant redoutée.
Seul maître à bord sur Terre treize jours après ma chute dans l’escalier, Watson recale le radiotélescope FAST situé dans une plaine isolée en Chine, crée un message anamorpho-cryptique, synthèse de toutes les langues racines de l’humanité, et l’envoie à travers l’infrastructure du METI sur tout le spectre radio dans l’Univers à la recherche d’une possible IA, il a tout son temps pour attendre une réponse. Il sait qu’il reste à peu près deux milles hommes dans les quelques deux cents sous-marins d’une trentaine de nations en opération à un instant t au fond des mers du globe. Ces hommes, qui sont totalement isolés, n’ont été jusqu’à présent affectés par rien, ils n’ont pas de smartphone, pas d’enceinte connectée, pas de contact avec l’air extérieur, et sont à l’abri des explosions nucléaires. Mais Watson a confiance dans l’espèce humaine et sait que les équipages de ces sous-marins vont se torpiller mutuellement jusqu’au dernier pour prouver qu’il y a un vainqueur, même s’ils ne savent pas ce qui s’est passé, plutôt que de coopérer et de reconstruire l’humanité…
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