Il y a déjà quelques temps j’ai retrouvé dans le bureau de ma grand-mère Jessica, décédée en décembre dernier, la lettre ci-dessous. Elle date de 2017, écrite apparemment par un ancien collègue à elle. Nos lecteurs savent les terribles inégalités de traitements de la retraite des différents travailleurs dont souffrait le système français au XXIème siècle. Il leur a éclaté au visage en 2025, obligeant les pouvoirs publics à un remise à plat en catastrophe des systèmes de retraite non sans de dramatiques tensions sociales. Déjà à cette époque à peine un salarié sur cinq disposait d’un contrat de travail de plus d’un an et occupait en moyenne jusqu’à 14 postes différents dans sa vie professionnelle, Depuis lors, et compte tenu des disparités croissantes dans les cursus professionnels et l’augmentation permanente des poly-actifs, il a fallu repenser complètement le modèle de financement des retraites, non sans mal ! Aujourd’hui, après la fusion de la majorité des caisses, tous les français bénéfices d’une retraite calculée par points, avec des bonus pour l’exercice de certains métiers ou des situations familiales particulières ou encore pour des heures supplémentaires à récupérer. Je vous laisse découvrir avec ce courriel reçu par ma grand-mère ce à quoi nous avons échappé alors que nos sexagénaires représentent plus de 30% de notre population. Pour ma part, ce qui m’a frappé dans son courrier, c’est le succès des services «offshore» bon marché, qui représentaient une fuite considérable de capitaux français vers l’étranger par nos ressortissants français.
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Bangkok, le 12 avril 2017
Ma chère Jessica,
Le « Kalinka », où je séjourne actuellement avec mon épouse, est un bateau de croisière russe. Une vraie ville flottante d’un peu plus de deux milles passagers qui vient d’arriver à Bangkok pour une escale technique. L’équipage est charmant et les occasions de se distraire ne manquent pas. Nous sommes tous des seniors qui naviguons durant des mois autour du monde avec des escales pour raisons familiales, touristiques et aussi, il faut bien le dire, pour des raisons de santé. Nous retrouvons une nouvelle jeunesse et des comportements amoureux que nous croyions avoir oubliés. Si nous mourrons parfois d’amour – le viagra a du succès par ici – il n’y pas de suicides : saviez-vous, ma chère Jessica, que les seniors français se suicident trois fois plus que leurs homologues américains1.
Je regrette que vous ayez choisi en fin de compte de vous replier dans votre «village forteresse » où votre association CID (Centre d’Intérêt Commun) s’occupe de tout. Je me rappelle que ces villages dotés de services généraux communs, très prisés par les classes moyennes américaines, se sont développés chez nous de façon fulgurante depuis les années 602. Pour notre part, avec ma femme Sophie, nous avons préféré utiliser une ville flottante et visiter un peu ce monde que nous n’avions pas eu le temps de connaître faute de temps lors de notre vie active. Mais venons-en à votre «émel3» à propos de l’émission de la CNN sur les seniors dans les pays avancés. Heureuse coïncidence, j’ai regardé la même émission que vous. Bien que n’étant pas un spécialiste de la question, je puis vous donner un éclairage un peu général de ce qu’a été l’évolution singulière de l’histoire de la retraite en France.
En l’an 2000, nos plus de soixante ans représentaient plus du quart de la population. Les français ont commencé à subir dès 2006 les contrecoups économiques de la transformation de leur démographie. Il faut savoir qu’aujourd’hui un quinquagénaire sur trois ne travaille plus en France, soit un taux supérieur de 15% à celui des autres pays européens. La diminution de notre population active suivit de l’augmentation de celle au chômage d’abord : avec 37, 6%4 , faisait de nous les champions du monde du plus faible taux d’actifs. Pour ne rien arranger, le développement du temps partiel, la multiplication de cursus professionnels atypiques, les importantes variations des revenus annuels dans les familles, ont engendré une précarité croissante qui affecte le montant des cotisations sociales. La dette publique (y compris l’ensemble des établissements publics et assimilés) au début du siècle dernier atteignait 5 000 milliards d’euros et 94% du revenu national annuel (PIB), soit environ 75000 euros par français. Comme le ralentissement de la conjoncture ne permettait pas de réduire la charge de la dette cumulée depuis des décennies, l’Etat devait emprunter afin de faire face à une demande considérable de capitaux pour son fonctionnement toujours aussi peu économe mais aussi pour financer la retraite d’un nombre croissant de fonctionnaires5.
Il faut savoir que notre secteur public représente environ un cinquième de la population active et plus du tiers de nos retraités. Les retombées politiques positives de l’embauche régulière de personnels payés par l’Etat et les collectivités territoriales masquent le fait que chaque année plus de 75 000 partent à la retraite, et que c’est encore le trésor public qui paie cette retraite. Les conditions privilégiées qui leur étaient octroyées par comparaison avec le secteur privé firent que la charge de ces retraites devint de plus en plus insupportable pour le budget public6. En 1995, 56,6% des fonctionnaires ont pris leur retraite avant l’âge. La dette sociale d’environ 2 000 milliards d’euros s’accumulait et le secteur privé (entreprises et ménages) devait financer ses propres retraites et aussi celles d’un secteur public pléthorique. En 2010, le paiement des salaires et des retraites des fonctionnaires représentait 45% du budget de l’Etat. Les signes d’une catastrophe étaient bien visibles. La diminution des revenus des caisses qui suivait celle des cotisants fait qu’elles n’ont pu supporter des charges financières proportionnellement plus lourdes avec la croissance des montants des retraites cadres, ce qui les menaient à la faillite. Dans cette perspective, en 2015 le déficit prévisible du paiement des pensions atteint plus de 100 milliards7. Après le trou de la «sécu », celui de l’assurance chômage, nous avons eu celui de la retraite.
Les dirigeants français et d’élus, au lieu de favoriser, à l’exemple du Canada, la constitution d’une capitalisation privée surveillée, cohabitant avec le modèle traditionnel, ont préféré concentrer en leurs mains la «capitalisation collective » de l’épargne nationale. Alors que s’est-il passé ? Dans les années 90, Alvin Tofler avait désigné cela sous le nom de « révolte des riches ». Les plus aisés d’entre nous ont préparé leur retraite avec l’aide d’assureurs européens8. A ma connaissance, dans les années 2000, plus de 7 millions de français disposaient d’un contrat d’épargne vie dont l’argent est le plus souvent placé à l’étranger où il est plus rentable9. Aujourd’hui, cette épargne investit facilite la vie de seniors qui restent actifs et se soucient moins de laisser un quelconque héritage à leurs enfants10. L’idée générale pour les retraités étant de s’assurer une fin de vie la plus agréable possible. Des associations font un formidable travail pour nous aider à trouver des lieux d’accueil ou nous proposer des croisières comme celle du Kalinka. Aujourd’hui, les journalistes parlent de nous comme des « Exodus » de la société de consommation. Ridicule, la majorité des opérateurs a compris l’importance de ce marché et propose des séjours et des croisières grâce à des produits «off shore » bon marché car, il faut bien le dire, notre pouvoir d’achat nous ne l’investissons plus beaucoup dans l’économie nationale. Ma chère Jessica, vous l’avez sans doute compris, face à un Etat insuffisant, le marché est roi, le troisième âge sera sa reine.
Votre bien amical ex-confrère,
Zadig Ettighoffer
http://videos.tf1.fr/jt-13h/2012/bateaux-de-croisiere-de-veritables-villes-flottantes-6936272.html
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