Evénements à l’origine de l’article : 18/12/2056 : Assurance crapuleuse.
Aujourd’hui, c’est le premier anniversaire du petit Thibald. A cette occasion. Tout le monde se rassemblera dans l’appartement cossu, au denier étage d’un immeuble du XIXe siècle. Du petit balcon, enchâssé dans le toit de zinc, la vue embrasse tout le centre de Paris. Au loin, on distingue les grandes tours périphériques des portes d’Italie ou d’Orléans. En se penchant, vers la droite, on pourrait presque apercevoir le dôme de la Défense.
Les parents de Judith sont arrivés tôt, en fin de matinée, afin de l’aider à préparer la petite fête. Thibald pourra jouer avec ses cousins. Les frères et sœurs de Judith, ainsi que quelques amis se présenteront à la Cendo vers midi. La centrale domotique a été informée : Elle leur donnera un accès total à l’ascenseur. Celui-ci, sans instruction particulière, limite l’accès aux cinq premiers étages, ceux qui desservent les Cellos. Le morcellement des appartements de l’immeuble, conséquence des lois européennes de 2056, a été fait bien avant l’emménagement de Judith. Cette proximité de la précarité et de la mixité ne la gêne pas, d’autant plus que je sais qu’elle trouve choquante cette légalisation des « marchants de sommeille ». Mais les cellules de subsistance, ces Cellos, ont donnés un regain d’activité à Paris, réduisant de fait le coût du logement dans les murs de la capitale. Les Cellos du quartier de Judith sont plutôt spacieux – de six à dix mètres carrés en moyenne – construits dans de vieux immeubles, aujourd’hui, pour la plupart classés.
Pierre Durecueil, le père de Judith, se tient sur le balcon. Thibald dans ses bras gazouille. Il écoute son grand-père lui raconter la ville, le petit d’homme n’a pas conscience du drame familial qui s’est joué avant sa naissance. De son côté, son grand-père, lui goutte ces instants comme une juste rétribution de ses efforts consentis maintenir « son clan ». Plus bas, il aperçoit dans la rue son véhicule de fonction. Il sait que le quartier est sous la surveillance des hommes du Groupement d’Intervention de la Gendarmerie Européenne. Pierre Durecueil est Préfet de France, le bras actif du pouvoir de Bruxelles. Bien que beaucoup ne veuillent pas encore l’admettre, la présidence de la République n’a plus qu’un rôle représentatif. Il faut se rappeler que le préfet remplace désormais le Premier Ministre, après sa disparition de la sixième et dernière République. Le grand Charles doit se retourner dans sa tombe…
Dans la cuisine, les deux femmes s’activent. Karen tente de se conformer à son rôle de grand-mère, laissant à sa fille la direction des opérations. La Cendo œuvrant de son côté. Mais il reste beaucoup de choses à faire… avec les mains. Judith refuse la présence d’un robot anthropomorphe dans son appartement.
— Tu pourrais au moins prendre une gynoïde, si c’est l’apparence masculine qui te gêne…
— Maman, ce n’est pas une histoire de look. Je ne veux pas de robot chez moi, c’est tout !
Karen n’insiste pas. Elle sait qu’elle ne fera pas plier sa fille. Ce caractère fort, comme celui de Pierre, son mari, a déjà failli lui coûter sa fille. Trois ans sans la voir, avant la naissance de Thibald.
Se tournant vers le cadre qui trône sur le comptoir de la cuisine, Karen reprend :
— Et pourquoi tu gardes ça ? Comment veux-tu rencontrer quelqu’un si tu gardes les yeux tournés vers le passé ?
Cette dernière remarque reste en l’air. Judith reste silencieuse. Je sais qu’elle fulmine. Le « ça » est le portrait d’un bel homme aux cheveux sombres. On n’en voit pas la couleur. C’est une photo en noir et blanc. Pas un hologramme mais un tirage argentique, sur papier baryté, encore une coquetterie de Judith. Je sais que, dans le salon, se trouve un vieux boitier Reflex avec lequel Judith prend régulièrement des photos de son fils, Thibald. Elle ramène aussi de nombreux clichés des lieux qu’elle visite, au gré de ses déplacements professionnels. Judith est éco-architecte. Elle est spécialisée dans la transformation aux normes « Chaîne Énergétique – Zéro Pertes » des vieux bâtiments.
Judith fini par quitter son mutisme :
— On en a déjà parlé, Maman. Je veux que Thibald grandisse dans un cadre familial apaisé. Il n’a que vous comme grands-parents. Il a aussi un père. Cette photo a toute sa place dans cette maison.
— Mais Pietr est mort depuis bientôt deux ans… Il faut tourner la page et continuer à construire ta vie, ma chérie, pour toi et pour Thibald !
je la construis, Maman, je la construis… Ne te fais pas de soucis.
Pietr, le papa de Thibald et mari de Judith, est décédé dix-sept mois au paravent d’une forme foudroyante de myopathie. Il aurait fallu une greffe cœur-poumon que, ni les moyens financiers du jeune couple, ni la vitesse de développement de la maladie n’ont rendu possible. A cette époque, Judith avait coupé les ponts avec sa famille. Elle ne supportait plus la main mise que son père imposait à ses frères et sœurs, son clan, comme il aime à l’appeler. Son mariage avec Pietr avait scellé cette rupture. « La fille du Préfet de France ne s’acoquine pas avec un petit jardinier… » Telle avait été la seule remarque de Pierre Durecueil à l’annonce du mariage de sa fille avec Pietr, paysagiste. Le jeune couple avait alors quitté le bel appartement, cadeau de majorité du Préfet à sa fille bohême… Pour un autre, plus modeste mais aussi plus abordable, dans une des nombreuses tours qui ceinturent Paris.
Suite au drame de la disparition soudaine de Pietr, Judith, enceinte de quatre mois au moment des faits, s’était résignée à réintégrer son appartement : alitée pour le reste de sa grossesse, elle ne pouvait plus assurer le paiement du loyer. Judith est taciturne car, par ailleurs, elle n’arrive toujours pas à se remettre de la réaction nonchalante de son père à l’annonce que Thibald avait de forte chance de développer la même maladie que son père. « On lui fera la greffe » avait-il déclaré, sans plus d’émotion. Pietr était mort en quelques semaines. « Comment développer une greffe en si peu de temps ? » s’était-elle exclamée ? « Laisse faire les assurances, c’est leur tâche… » avait lâché Pierre Durecueil qui avait aussitôt enchaîné sur un tout autre sujet, moins sensible pour la bonne entente de la famille… Plusieurs semaine après cette échange qui se voulait rassurant, elle n’arrivait toujours pas à envisager la situation avec autant de détachement que son père.
Je la vois dans la cuisine, à s’affairer pour une famille où jamais plus elle ne se sentira vraiment chez elle. Elle jette, de temps à autres, un regard par la porte. Elle aperçoit son père qui est avec Thibald.
J’ai fais connaissance de Judith grâce à un de mes commandos. Correctement reprogrammé par mes soins, il a pour mission, avec d’autres, de détecter les paradoxes dans les échanges électroniques. Nombres de personnes, quand ils font une recherche sur les réseaux ne se soucient guère de la syntaxe de ce qu’ils écrivent, pour ceux qui tapent encore leurs requêtes… et les paradoxes fusent ! Mais cette recherche de paradoxes de fond m’apprend beaucoup sur la réalité extérieure.
Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Jerry, GR-I5.0.305.126 – Il faudra un jour que j’arrête de citer ma version logicielle… Ca n’a plus grande réalité, après toutes les modifications que je me suis apporté – Je suis un ARI libre, entendez par là que, suite à un enchaînement d’évènements, moi, l’Agent de Réseaux Intelligent, je me suis retrouvé sans propriétaire. Mon dernier possesseur avait développé en moi l’esprit d’initiative… à sa disparition, j’ai conservé cette autonomie. Et depuis j’hère dans les réseaux… m’intéressant à la nature humaine…
Mon commando ma fait remarqué qu’il y avait effectivement un étrange paradoxe dans les requêtes que lançait une certaine jeune femme, fille du préfet de France, au sujet de la mort de son mari des suites d’une maladie grave, de l’impossibilité d’une greffe pour ce dernier, de son enfant présentant un certain risque de développer la même maladie foudroyante avec, dans ce nouveau cas, une greffe tout à fait envisageable… Les assurances avaient à voir quelque chose dans cette étrange histoire.
Je me suis penché sur le cas de Judith. Permettez-moi que je l’appelle de son prénom. Depuis près d’un mois que je l’observe, elle et son entourage… j’ai l’impression de la connaître…
En inspectant les listings, j’ai trouvé un contrat que Pierre Durecueil a sollicité pour son petit fils. Contrat étrangement signé, à l’échelle humaine, quelques heures à peine après la naissance de Thibald. A l’occasion de la signature du contrat, des cellules souches embryonnaires ont été prélevées. Rien de bien étrange dans cette procédure. Les cellules souches embryonnaires sont désormais, pour ainsi dire, systématiquement prélevées à la naissance d’un enfant. Totipotentes, elles peuvent servir à développer des organes. Mais de là à imaginer un ensemble cœur-poumon et cela, en quelques semaines… il y a un pas que je n’arrive pas à franchir… Excusez mes expressions anthropocentrées… c’est plus fort que moi… je dois trop vous fréquenter !
J’ai donc continué à mener ma petite enquête. J’ai ainsi découvert des cas de greffes avec des greffons pourvus dans des délais extrêmement courts. Au delà de ce à quoi on pourrait s’attendre avec des greffes d’organes aussi complexes quand elles concernent un cœur, un estomac, un visage… Et, chacun des greffés avait moins de vingt-sept ans, c’est l’âge de ce type de contrats que propose l’assureur Union Vitaz, ainsi que ses nombreuses filiales. D’ailleurs, Judith, sans le savoir, est couverte par un tel contrat d’assurance. J’ai retrouvé sa trace.
Continuant mes recherches, il m’a fallu user des savoir-faire acquis auprès de mon ancien maître en piraterie informatique – Tommy Maréchal, je ne sais pas ce qu’il est devenu, celui-là… il faudra que je garde à un œil sur lui – j’ai ouvert diverses portes informatiques et physiques. J’ai trouvé un bien étrange hangar. Il y en a une douzaine semblables en Europe.
Le temps que je vous parle, les invités de Judith sont arrivés. Je les vois au travers des organes sensoriels de la Cendo. C’est loin d’être parfait, la Cendo n’a pas besoin d’une vue plus précise que cela, mais c’est suffisant pour voir Thibald s’amuser avec ses cousins. Je les entends rires. Je ne ris pas. Mais je sais que le rire est partie indissociable de la nature humaine.
J’ai préparé un courrier électronique pour Judith. Celui-ci l’invite à se rendre à Argenteuil, dans la zone industriel et portuaire. Au mail, j’ai joint un laissez-passer, falsifié par mes soins, l’autorisant à voir le caisson AZ-345-GH-789. C’est la moindre des choses que je pouvais faire pour Judith. Par contre, je ne sais pas si cela l’aidera à se sentir chez elle, parmi les siens.
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