Réalisation : Gareth Edwards
Scénario : Gareth Edwards, Chris Weitz
Distribution : John David Washington, Gemma Chan, Ralph Ineson, Allison Janney, Ken Watanabe
Durée : 133 minutes
Sortie : 2023
Production : 20th Century Studios, Regency Enterprises, Entertainment One
Ce film de science-fiction, sorti à l’automne 2023, a été conçu avant le raz-de-marée « cru 2022 » des algorithmes génératifs : ChatGPT du côté des agents conversationnels et les Dall-E pour ce qui concerne la génération d’images. Néanmoins, ce film permet bien une réflexion sur le thème de l’IA et sur d’autres aspects.
Tout tourne autour d’une guerre entre Occident, représenté par les seuls États-Unis, et l’Asie. La raison de ce conflit meurtrier ? Une différence radicale de perception à l’égard des intelligences artificielles. Voilà en substance le pitch du film.
Sans risque de conflit majeur, cette différence existe aujourd’hui. Du côté occidental, le robot est souvent considéré comme un danger, par le truchement de sa littérature et de ses films de science-fiction. Il suffit d’évoquer, à ce titre, des sagas telles que Terminator ou Matrix. Le cycle de romans Dune, de Frank Herbert, intègre aussi la suspicion à l’égard de l’intelligence artificielle. Elle est exprimée dans un événement antérieur à l’action principale, le Jihad Butlérien, de Brian Herbert et Kevin J. Anderson, qui interdit la fabrication de « machines pensantes ».
On peut rapprocher cette appréhension occidentale à l’égard de l’IA d’un principe fondateur de la philosophie occidentale : l’altérité où le « Je » est différent de « toi », de « nous ». Les religions monothéistes se sont construites sur ce principe où le « Je suis celui qui est », qu’adresse Yahvé à Moïse, est à rapprocher du Cogito ergo sum de Descartes : là, Yahvé dit à Moïse qu’il est un et autre (alter en latin) que son futur prophète.
Plus tard, la Grèce antique apportera sa pierre à l’édifice de la construction d’une philosophie qui revendique l’unicité de l’être et sa différence à l’égard de l’autre. L’allégorie de la caverne de Platon en est un bon exemple : il faut être un et unique pour percevoir l’intérêt de l’expérience de pensée qui interroge notre expérience du réel.
La vision asiatique
A l’opposé tant géographique que conceptuel, le monde asiatique perçoit l’intelligence artificielle avec d’autres critères. Par exemple, au Japon, le shintoïsme propose une alternative au concept occidental d’individu. Dans la distribution du kami, notion tant philosophique que spirituelle de la présence des forces vitales dans la nature, il n’est pas fait de distinction entre vivant et inanimé. Si bien qu’un objet inerte est autant réceptacle du kami qu’un être vivant, humain ou non.
Ainsi, « l’inanimé animé » a toujours été très bien perçu au Japon et plus largement en Asie, les œuvres de science-fiction orientales illustrent cette sympathie : pensez à Astro, le gentil robot d’apparence enfantine, ou à Ghost In The Shell et toute sa faune bigarrée d’hybrides et de cyborgs. Dans The Creator, c’est le bouddhisme qui est omniprésent. C’est en tout cas l’esprit dans lequel le Japon développe les machines destinées à assister sa population vieillissante.
Des IA “conscientes” ?
Ainsi, nos actuelles IA, qui ne sont que des algorithmes, peuvent aussi être considérées comme les premiers jalons pouvant mener jusqu’à l’éventuelle émergence d’une intelligence artificielle réflexive, donc consciente d’elle-même, de son environnement et des humains qu’elle pourrait côtoyer. C’est ce que recouvre la notion d’intelligence artificielle forte ou généraliste.
Cette IA se rapprocherait des intelligences telles qu’on les trouve dans le monde animal. Cette altérité artificielle, sortie du néant du déterminisme de sa programmation, pourrait alors lancer à l’humanité : « Computo ergo sum ! ». A ce stade, l’humanité devra interroger ces systèmes afin de savoir de quelle réflexivité ils sont capables, toute la difficulté de cette opération résidant dans la distinction à réaliser entre imitation algorithmique des comportements humains et d’authentiques consciences.
Il se pourrait bien, qu’après cela, il ne nous reste plus qu’à être les témoins impuissants de l’émergence d’une superintelligence, étape ultime du développement des IA. Un système omniscient qui, à terme, pourrait ne voir en l’humanité qui lui a donné naissance seulement un bruit analogique, une nuisance biologique. « Faut-il s’en débarrasser ? » pourrait-elle un jour se demander…
La science-fiction nous a fourni plusieurs illustrations de ce spectre des différents états de l’IA. Les robots intelligents mais non conscients se trouvent dans le film I, robot d’Alex Proyas. C’est aussi l’état initial du logiciel dont va tomber amoureux le héros du film Her de Spike Jonz.
A l’opposé de ce spectre, on pense à Skynet de la saga Terminator ou à VIKI dans I, Robot. Au-delà des dérives dictatoriales de ces systèmes, il est intéressant de les qualifier comme « a-personnels » et « ubiquistes », c’est-à-dire qu’ils tendent vers une conscience universelle affranchie de toute notion de corps et de personne, toutes les extensions du réseau informatique mondial étant à sa disposition. Deux critères qu’on oppose à ce qui fait un humain, cet animal social névrosé, qui lui est « personnalisé » et « localisé ».
Or, c’est bien là que réside l’originalité et tout l’intérêt du film The Creator : il décrit un monde à venir dans lequel, en Asie, les humains fréquentent tout un éventail de formes d’intelligences artificielles, des plus simples, enfermées dans leur programmation, aux plus complexes, réflexives et revendiquant des personnalités uniques et localisées dans des corps artificiels. Là, aucune de ces IA ne tend vers la superintelligence qui effraie l’Occident. Toutes les IA que l’on croise sont comme les humains : elles protègent et défendent ce qui compte pour elles et, surtout, ressentent la peur et meurent !
Ainsi, le front asiatique qui se dresse contre la force occidentale prend la forme d’une armée hybride ou plutôt métissée, composée d’individus d’origine biologique aussi bien qu’artificielle. Là, chacun lutte autant pour sa survie que celle de la communauté, pour le respect et le droit à la différence. Et The Creator se transforme en une ode à la tolérance. Toutes ces considérations peuvent nous sembler bien lointaines. Cependant, elles pourraient bien intéresser notre présent…
Amendement juridique ?
Aujourd’hui, le droit et l’entendement commun ne reconnaissent que deux catégories de personnes : les humains et les personnes morales. Or si un jour notre humanité était amenée à faire face à un Computo ergo sum, ne faudrait-il pas adapter le droit en y intégrant une nouvelle forme de personne, l’être artificiel ? Dans la mesure où celle-ci s’avère personnalisée et localisée, elle devrait pouvoir bénéficier de la protection de la loi comme les personnes physiques et morales. Dans le même élan, cette nouvelle personne se verrait assigner des responsabilités qui restent à définir.
Dans The Creator, une distinction est faite entre « veille » et « extinction », comme il y a une différence entre perte de conscience (sommeil, anesthésie, coma) et mort. Cette faille existentielle apparaît alors comme une garantie de confiance. Elle place la personne artificielle au même niveau que la personne physique, avec un début, des actions menées et une fin.
Après ces réflexions qui ouvrent à des avenirs étonnants, que dire de The Creator quand il prend, pour les États-Unis, la forme d’un nouveau film expiatoire des traumatismes issus de la Guerre du Vietnam ? Ce conflit a été l’un des premiers à pouvoir être qualifié d’asymétrique. En effet, il opposait une armée suréquipée et structurée de manière classique à un ennemi à l’organisation mouvante, dont une part des décisions pouvaient être prises de manière autonome et locale. Et qui savait tirer partie du terrain, d’où l’usage massif, par les Américains, du tristement célèbre « agent orange », ce puissant et dangereux défoliant censé empêcher les soldats du Viêt Cong de se cacher sous le couvert végétal.
Or, étonnamment, le film met en scène de nombreuses séquences de combats asymétriques, opposant des protagonistes asiatiques, des soldats menant des actions de défense et de guérilla opposées à des forces sur-armées agissant sous la bannière étoilée. Encore plus troublant, lesdites “Nouvelles républiques d’Asie” dans lesquelles les IA sont considérées comme des personnes correspondent à un Extrême Orient où se situe le Vietnam…
Cette étrange trame permet au réalisateur britannique de The Creator de répéter ici le schéma d’un de ses plus grands succès, Rogue One, a Star Wars Story : une rébellion qui se dresse contre un pouvoir central autocrate et le fait chuter, même partiellement.
Dans cette perspective, The Creator se présente alors comme un éloge à une société structurée au moyen d’une démocratie directe, faisant l’impasse sur toute forme de pouvoir central, vertical. L’anarchie ? Tout l’opposé des États-Unis du futur tel qu’ils sont décrits dans le film et qui, pourtant, restent poursuivis par des démons qui semblent surgir du passé. Si le film The Creator débute en 2065, l’intrigue principale se déroule en 2070. De son côté, la Guerre du Vietnam, qui aura duré 20 ans, a été le théâtre d’une implication massive des Américains de 1965 à 1973.
À la vision du film, une seule chose s’avère sûre : tout au long du film, les occidentaux anti-IA cherchent à mettre la main sur une arme ultime que l’Asie et les IA pourraient utiliser contre les premiers… Finalement, c’est une tout autre arme qui est révélée par le film, encore plus puissante qu’imaginée. Il s’agit de l’empathie que les humains peuvent développer à l’égard de machines pensantes. C’est peut-être en cela que réside la vraie révolution de ce film.
À suivre également sur FuturHebdo.fr et Sciencefictiologie.fr
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