L’avenir du vin : les réflexions du futurologue Christian Gatard sur l’évolution du vin lors du prochain siècle (sciences, économie, société…)
Le Figaro : Comment imaginer l’avenir de la consommation du vin ?
Christian Gatard : Dans un premier temps, je ne me placerai pas du point de vue de la viticulture mais de la socioculture. Et avant d’aborder ce que pourrait être demain le rôle du vin, regardons d’où il vient. Son pedigree mythologique est irréprochable. Le premier geste de Noé à la sortie de l’Arche est de planter une vigne comme symbole de liberté et de paix. Thot, dieu lunaire, offre à la déesse Hathor devenue lionne sauvage sa première coupe de vin et récite des formules magiques. Hathor se laisse amadouer et redevenue femme, elle devient la déesse de l’Amour et de la Joie. Le vin a symbolisé les quêtes initiatiques avec le graal des héros médiévaux. Fort de cette filiation le vin est aujourd’hui – sous l’angle culturel – un assemblage de discours sophistiqués, d’éruditions œnologiques, de gestuelles élégantes, de justifications médicales, de moments de partage… et d’ivresses exaltantes. Il a occupé l’espace spirituel du repas final du film Des Hommes et des Dieux. Il a toujours été un symbole de connaissance et d’initiation.
Le vin est un recivilisateur permanent. Les scènes de banquets à travers les âges, les musées et la littérature célèbrent son rôle de lubrifiant social.
Comment pourra-t-il conserver cette fonction de lubrifiant?
Le vin « culturel » est au cœur de la relation à l’autre. Il apporte à chaque moment un air de fête: il crée une relation très particulière souvent joyeuse et ludique avec une dimension de respect, de reconnaissance partagée et d’excitation. Voire d’action politique : la campagne de banquets au 19ème a débouché sur la révolution de 1848 et celle des banquets russes de 1904 a préparé la Révolution de 1905. Chaque époque se réinvente un rituel : la fête des voisins en est un exemple plus souriant. Les dîners en blanc font bouger les lignes à leur façon. Le vin anime l’art de la conversation et du vivre ensemble. Il permet de fluidifier la relation entre les gens. Il a peu de concurrence culturelle, car il est à la fois extraordinairement vivant et ancré dans l’histoire. Le vin devrait clairement se féminiser en même temps que les valeurs féminines vont sans doute s’imposer. La femme va reprendre à son compte la connaissance du vin, comme pour re-civiliser l’homme et faire du vin le centre d’une sorte de havre de paix autour duquel se retrouver. Les hommes intégreront toujours davantage le vin dans une stratégie de séduction, de sophistication, d’auto célébration: le vin va servir à «baisser la garde» d’une conquête potentielle tout en conférant à cette stratégie une élégance et du style. Les femmes, elles, vont avoir tendance à utiliser le vin pour gagner du temps et de la tendresse … avant de prendre une décision érotique. Le vin leur permettra de se sentir «plus sexy» et de «se mettre dans l’ambiance de la séduction» annoncée. Ainsi ira le monde…
Son imaginaire s’adossera donc toujours davantage à une profondeur immémoriale et une grande modernité ?
C’est une tendance lourde: apporter une bouteille de vin crée un espace sophistiqué d’intimité, de proximité, de cocooning. Cela donne le sentiment (voire la certitude) que si le monde va mal il y a toujours quelque part un lieu où l’optimisme personnel peut se trouver fortifié. Le cercle rapproché des convives, la symbolique de l’arrondi de la bouteille et des verres créent une bulle protectrice fantasmée. Le vin participe à un ralentissement du monde moderne, stressé, conflictuel, terrifiant. Il permet la réconciliation.
Ralentir, se réconcilier : deux notions résolument modernes, deux aspirations contemporaines.
Tout cela semble bien politiquement correct…
En apparence absolument ! mais nous nous y trompons pas… Et c’est peut-être là que réside la permanence du vin : sa double nature – ange et démon. C’est ce qui lui donne toutes les chances d’être pour longtemps dans notre paysage culturel. Il était, pour les anciens, le moyen d’abaissement de la conscience nécessaire à la révélation des secrets de la nature dont l’essence était symboliquement représentée par un accomplissement érotique et sacré – l’union de Dionysos et d’Ariane. Il permettait à l’initié des rites antiques de s’abandonner à sa nature animale pour en éprouver le pouvoir fécondant et la plénitude. C’est beaucoup moins politiquement correct. Si le vin est si important, c’est parce qu’il est le révélateur des secrets de la nature. Il fut le vin des initiés, celui qui procure une ivresse mystique.
Cette dimension est aujourd’hui revisitée, bien sûr, mais elle n’en est pas moins audacieuse. Fort de l’imaginaire qu’il véhicule, le vin a une formidable capacité d’être perçu comme un produit animé, éveillé, d’alerte. Et surtout, il est incertain comme le rappellent souvent les vignerons qui en bâtissent la légende. Et c’est dans cette incertitude que les hommes vont redécouvrir le frisson du vivant, se replonger dans leurs mythes fondateurs, assister aux retrouvailles de l’alchimie et de la matière exprimée dans la relation entre le cépage et la nature. Le vin devant être avant tout une expérience hédoniste. Nous devrions revenir à une nouvelle façon de boire et de manger, en privilégiant le « waouh effect », c’est à dire se besoin de ressentir les choses, de les palper avec le plus d’intensité possible. Sans doute faut-il s’attendre à une recherche de plus en plus poussée du plaisir et de la jouissance avec la volonté d’aller au bout de ses sensations. Le monde qui vient est à la recherche de sensations de plus en plus fortes.
On va s’orienter vers de nouvelles manières de boire le vin en groupe, afin de retrouver un rituel de connivence. Par exemple, dans des grandes coupes avec des pailles dans lesquelles tout le monde pourrait boire ensemble, ou encore via des Bag in Box que les designers pourraient transformer en fontaines de cristal. Il faut s’attendre aux prolongements de certaines tendances: les bars à vin vont ressembler au symposium romain, passe-temps aristocratique pratiqué couché sur les litières. Des expérimentations impertinentes vont être tentées, des grands crus seront proposés en tube dentifrice, des vins de couleurs étranges seront coupés d’eau de mer, d’épices. On va assister à une mise en spectacle du vin dans une relation orgasmique avec la matière, avec la nature : des dégustations secrètes et savantes, des formes d’insolence par rapport à l’approche respectueuse d’aujourd’hui. Bref une recherche de vertiges qui ne sera pas politiquement correcte du tout. Mais cela restera sans doute marginal quoique très médiatisé.
Le vin va rester aspirationnel ?
Oui sans doute de façon nouvelle. La mondialisation ne sera pas un nivellement culturel général, une sorte de grande soupe culturelle dont on ne reconnaitrait pas les grumeaux. Bien au contraire. Les revendications identitaires, la fierté d’une culture d’origine, le sentiment d’appartenance à une histoire territoriale personnelle et unique vont s’amplifier. La notion de communauté cessera d’être un gros mot menacé par le communautarisme. L’espoir, peut-être utopique mais excitant, de communautés pacifiées, vivant en bonne entente et bonne intelligence, est un puissant horizon d’attentes à travers le monde. Pour le moment le moins qu’on puisse dire c’est que cela se fait dans la douleur. Mais cela permet de revenir au rôle symbolique et central de la vigne elle-même et des terroirs. Si ces utopies – après tout possibles – se réalisent, le vin (ses territoires, ses cépages, ses flaveurs, ses typicités) participera de ces identités.
Il faut s’attendre à voir coexister trois systèmes, trois imaginaires : les vins historiques ancrés dans une éthique de tradition, de terroirs bien définies et revendiqués, un goût spécifique, une identité culturelle – c’est la logique actuelle des vignobles. Dans un monde chaotique qui parait pour beaucoup en perte de repères, c’est la victoire du respect des lois de la nature. Les vins de marque dont le discours est basé sur cet imaginaire de respect du dogme … et d’un folklore, ont leur place ici.
A côté on trouvera des vins « hors sol », hors histoire viti-vinicole, adossés à des représentations culturelles diverses, des phénomènes de mode. Des blockbusters en quelque sorte. Il s’agira de marques dont les cépages seront anecdotiques et les vignobles indifférents. Bien entendu à priori on peut aussi se demander si la qualité, l’expérience gustative, le plaisir seront au rendez-vous. C’est que la notion de plaisir strictement organoleptique se sera déplacée vers celle – devenue prioritaire – de l’empathie retrouvée dans des rites collectifs. La vie urbaine solitaire et angoissée pourra lors se dissoudre non pas tant dans l’alcool que dans l’ivresse d’être ensemble. Le vin sera un prétexte.
Enfin on trouvera des vins ludiques, produits par des « vignerons insoumis », impertinents et créatifs qui feront bouger les lignes et qui exploreront des territoires « viti-culturels » , qui seront reconnus comme artistes à part entière et qui créeront des chapelles, des tribus d’adeptes.
Mais il n’y a pas de vignobles partout…
Bien sûr. Mais la consommation du futur sera celle de la diversité et de l’expérimentation. Chacun pourra décider de choisir une origine, son terroir natal, et une destination, son territoire choisi. Quiconque s’intéressera au vin pourra d’ailleurs passer d’un système à l’autre en fonction de ses états d’âme, des moments de la journée, de ses envies.
Le vin va rester dans l’univers du luxe ?
Il participe de l’ascension sociale. C’est une dynamique culturelle. Sa vocation est d’être de plus en plus élitiste mais pas exclusive. A Shanghai par exemple, les écoles d’œnologie connaissent un très gros succès auprès des femmes. Pour elles, il s’agit aussi de se rapprocher de la civilisation occidentale qui va rester un modèle… mais revisité, adapté, apprivoisé. Le vin continue plus que jamais de diffuser une culture européenne que les classes moyennes à travers le monde veulent s’approprier. Ce n’est pas tant la culture européenne qui est en jeu qu’une forme d’humanisme serein et pacifié. A New York après le 11 septembre il participait d’un rituel de reconnexion avec soi et les autres. A Tokyo il est porteur d’une valeur de rupture avec le quotidien. A Londres le verre de vin marque une frontière radicale et attendue: la ligne de démarcation entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Il y a un wine moment magique. A Paris il crée un lien avec une histoire authentique, une source de civilisation, une sensualité à la fois consolante et stimulante.
Bref, le vin va poursuivre sa vocation irénique : rétablir la paix, ce qui sera le luxe de demain.
Propos recueillis par Catherine Deydier et Stéphane Reynaud
Le Figaro du 15 juin 2015
Christian Gatard, auteur de Nos 20 Prochaines Années, Le futur décrypté (2009) L’Archipel, Mythologies du futur (2014) L’Archipel, ainsi que d’une dizaine d’ouvrages (romans, essais, récits). A paraître en 2015 aux éditions Kawa Ruptures, vous avec disruptures (ouvrage collectif)
Directeur de la collection Géographie du Futur chez L’Archipel.
Fondateur de christiangatard&co, Conseil en Prospective, Institut d’études qualitatives internationales.
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