L’entreprise de télécommunications FranceNet a été choisie par le gouvernement pour mettre en place un nouveau système de contrôle social. Face à la recrudescence de la délinquance et à la montée de l’anarchisme, le parti qui est arrivé au pouvoir en 2045 a décidé de surveiller Internet à l’aide d’une intelligence artificielle particulièrement perspicace et efficace. Les appareils connectés au réseau mondial sont tous contrôlés par Netrole (non créé par la fusion des termes Net et contrôle), capable de suivre et de synthétiser tous les sites visités par un individu, dans le but de tracer son identité politique. Ainsi, les centres d’intérêt des citoyens sont systématiquement captés et analysés par l’IA, qui brosse le portrait des internautes selon des critères prédéfinis. Une personne intéressée par l’islamisme radical ou l’anarchisme sera plus facilement fiché S, voire emprisonnée préventivement. En effet, l’identité numérique des individus sert à la catégorisation dans une échelle de dangerosité potentielle pouvant occasionner le déclenchement d’un système répressif. Martine Lapine, la nouvelle Présidente de la République, a annoncé que la fréquentation des sites subversifs, plus ou moins liés au terrorisme et à un esprit contestataire, mènerait à des arrestations et à des internements dans des camps de réhabilitation idéologique. Cette menace correspondait ni plus ni moins à une interdiction de certains sites, leur visite menant directement à la case prison. Seuls certains chercheurs étaient habilités à visiter les sites hostiles au pouvoir en place, et devaient établir des rapports précis sur les discours et idéologies opposés au régime de la Présidente Lapine.
L’origine de ce programme de contrôle d’Internet germait dans la société depuis déjà plusieurs années. Les propos des internautes étaient de plus en plus traqués par les modérateurs. Le délit d’opinion était devenu très fréquent. La police de la pensée s’était instituée progressivement dans les démocraties, au point que certains n’hésitaient pas à parler de démocratures, ces États, enclins à la modération excessive d’Internet, menant à une forme de dictature visant à réguler la pensée afin qu’elle corresponde à des critères établis par des règles, voire des lois. Au départ, ce courant de régulation d’Internet partait d’un bon sentiment. Seules les opinions extrémistes étaient sanctionnées. Il s’agissait de protéger certaines catégories sociales de l’homophobie, du racisme, voire de la misogynie par exemple. Le langage fut de plus en plus policé, et l’on commença à utiliser les IA pour surveiller les réseaux sociaux, mais aussi la plupart des sites Internet. Le but était de fixer les cadres de l’éthique de la discussion chère à Habermas, nécessaire au bon fonctionnement des démocraties.
Mais il n’était pas prévu que l’infrastructure de contrôle d’Internet tombe entre les mains d’un parti extrémiste. Après seulement quelques semaines, les valeurs jusqu’alors réprimées devinrent tolérées. En revanche, les propos émanant d’idéologies wokes firent l’objet d’une suspicion systématique. C’est ainsi que le profil des internautes fut analysé et que leur identité virtuelle fut assimilée à des caractéristiques psychiatriques.
En quelques mois, des milliers de personnes furent convoquées dans des centres de gestion des identités virtuelles. Elles durent suivre des thérapies visant à les traiter de leurs obsessions pour des idéologies hostiles au bien de l’État. Les sites n’étaient pas interdits. En effet, leur existence était tolérée, car elle était révélatrice des vices de la population, ce qui justifiait leur exclusion de la société et leur thérapie.
Face à cette nouvelle dictature, des groupes de résistance apparurent. Netrole fit l’objet de nombreuses attaques de hackers, mais les pare-feux étaient très efficaces. De même, des anarchistes infiltrés dans le service chargé de son bon fonctionnement mirent tout en œuvre pour détruire l’IA de l’intérieur. Il était aussi possible de se connecter à Internet par d’autres moyens. Ainsi, un réseau de satellites vietnamien était réputé libre du contrôle de Netrole, et permettait une connexion à Internet totalement libre. Les hackers qui le possédaient en tiraient un substantiel profit, mais mettaient aussi leur réseau à disposition des membres de la résistance au régime totalitaire au pouvoir. Les hackers pouvaient accéder librement à tous les sites de la planète, sans être tracés, ce qui leur laissait une certaine marge de manœuvre dans l’expression de leurs opinions et dans la création d’une résistance planétaire. En effet, la France n’était pas le seul pays à avoir sombré dans la dictature numérique. Les États-Unis étaient les véritables instigateurs de ces technologies de contrôle social. L’objectif était selon la CIA de donner le pouvoir à l’État de lutter plus efficacement contre les éléments subversifs, cherchant à mettre le pays en péril. Les idéologues qui mirent ce système en place trouvèrent les bons arguments pour l’imposer à la population. Ils affirmèrent notamment que si les individus n’avaient rien à se reprocher, ils n’avaient rien à craindre. Mieux, cette technologie permettrait d’instituer une société plus sûre, dénuée de délinquance. Cet idéal était sans contexte une belle utopie libérale. C’était sans compter sur la fuite en avant totalitaire de nos sociétés aux alentours de 2035. Les démocraties libérales furent conquises par des mouvements cherchant à imposer des dictatures pour imposer un ordre moral à des populations de plus en plus ingérables. Dès lors, les anciennes idéologies démocratiques, humanistes, droit-de-l’hommistes et libérales furent définies comme suspectes. La population, devenue addicte à Internet, se trouvait prise au piège. Elle devait désormais veiller à ne plus fréquenter les sites wokes, sous peine d’être condamnée à une thérapie. Netrole dénonça plus de 30 % de la population française comme potentiellement dangereuse, justifiant leur répression préventive.
Cette technologie reposait sur des études décrivant une corrélation entre la nature des sites Internet visités et les actes délictueux. En effet, le profil virtuel des délinquants avait été analysé sur plusieurs années, au point d’établir des corrélations entre la navigation sur Internet et le passage à l’acte. Ainsi, le professeur de sciences de l’information Gustave Tunet avait publié un livre influent décrivant les résultats d’une enquête effectuée sur plus de 1 000 détenus, dont les données numériques avaient été conservées depuis plus de dix ans. Il avait démontré que la fréquence des visites, la nature des sites consultés et la teneur des propos tenus sur les réseaux sociaux constituaient une trace suffisamment fiable de la délinquance à venir, ce qui justifiait un contrôle social accru reposant sur le traçage de l’identité virtuelle des citoyens. Gustave Tenet était fortement inspiré par la nouvelle « Minority Report », de Philip K. Dick, et cherchait depuis le début de ses études à mettre au point une technologie permettant de prédire les crimes afin de créer une société purifiée et pacifiée. Il pensait que sa science n’était pas idéologique, et se moquait qu’elle soit utilisée par des partis extrémistes hostiles à la démocratie. Son but était de lutter contre la délinquance sous toutes ses formes, même s’il était conscient que cette notion était toute relative et dépendait du code moral du parti au pouvoir.
La nécessité de contrôler Internet est donc née dans les démocraties, avant d’être relayée et accentuée par des régimes totalitaires. Netrole fut mis au service d’ambitions politiques cherchant à contrôler la pensée pour mieux éviter la délinquance et l’opposition au régime politique institué.
Lors du retour de l’ordre démocratique, Netrole ne fut pas déprogrammé. Il fut utilisé pour traquer les anciens collaborateurs et pour traiter les personnes récalcitrantes. Les centres de traitement psychique des délinquants furent maintenus, bien que renommés et réformés. Si les cibles et les méthodes différèrent sensiblement, Netrole demeura utilisé comme un outil pertinent de lutte contre la délinquance. Après 20 ans d’utilisation, force est de constater qu’Internet est devenu un espace bien plus policé, dans lequel les opinions sont le plus souvent conformes à la morale dominante. Toutefois, les autorités n’ont pas constaté une baisse radicale de la délinquance, dans la mesure où les individus récalcitrants à l’autorité changèrent de mode d’expression. Désormais, un grand nombre de personnes revendiquaient une déconnexion totale pour ne plus être traquées par l’IA. Cette exclusion volontaire de la société numérique impliquait l’apparition de nouveaux réseaux terroristes et anarchistes, très ancrés dans le réel, et communiquant via des réseaux traditionnels, afin de ne pas être tracés et réprimés préventivement par l’État.
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