Huitième contribution
d’Olivier Parent à
inCyber News,
le média de la confiance numérique
Le roman de William Gibson suit les déboires d’un anti-héros impliqué dans une enquête entre réel et virtuel, une aventure entre Terre et Espace, une lutte entre humanité et intelligence artificielle. Bien que ce roman ne semble receler rien d’exceptionnel pour un lecteur du XXIe siècle, il fait néanmoins partie de ces œuvres qui tiennent une place majeure dans l’histoire de la science-fiction et de celle de nos rapports aux technologies.
Si, aujourd’hui, cette place ne semble pas évidente c’est que, d’une part, les sujets cyber, de réalité virtuelle et d’IA sont des thèmes récurrents dans la SF, que l’on évoque la littérature, le cinéma, la bande dessinée ou les jeux vidéo, et, d’autre part, notre présent tend à rattraper la fiction ! Pourtant, il est habituellement attribué à William Gibson, l’auteur du Neuromancien, l’invention du terme et du concept de cyberespace. Il est aussi dit que son œuvre est la première d’un mouvement artistique appelé cyberpunk. Mais ces références sont vaines s’il n’est pas précisé que le roman a été publié en 1984.
Rappelez-vous : à cette époque, point de téléphone portable — le Radiocom 2000, l’ancêtre de la téléphonie GSM, ne sera lancé qu’en 1986 —, les réseaux informatiques interconnectés — on ne parle pas encore d’Internet — échangent des données à 56 kilobits par seconde ; il faudra attendre 1989 pour passer à 1,5 mégabit. Il faudra surtout attendre 1991 pour pouvoir consulter le premier site Internet et en 1993 le World Wide Web quitte le giron des militaires et des scientifiques pour passer dans le domaine public. Alors, oui : William Gibson a fait preuve de génie quand dans son roman Neuromancien : il y décrit ce qui est pour ainsi dire notre quotidien.
Sans rien dévoiler de l’intrigue, plongeons dans l’œuvre de Gibson pour (re)découvrir toute la puissance de son intuition, là où, avant l’heure, il traite donc de cyber-espionnage, de cyberespace et de traitement des données, d’interfaces humain-machine et d’intelligence artificielle.
La donnée : la vraie richesse à l’ère du numérique
Dans son roman, Gibson commence par mettre en lumière que la richesse d’un monde qui se dématérialise est dans la donnée. Si à l’origine de nos sociétés, la richesse résidait dans l’accès aux ressources (matière première), avec la Révolution industrielle, elle a dérivé vers le savoir-faire et les capacités de production… jusqu’à s’incarner dans la connaissance du marché et de ses acteurs, producteurs et clients, et dans les capacités de mise en relation. Une preuve ? La puissance d’un Amazon ne tient sur rien de tangible si ce n’est son réseau de fournisseurs de toutes tailles et de clients : la donnée, nous-mêmes…
Vers les mondes virtuels interfacés à l’humain
L’autre domaine que Gibson explore est celui du traitement des données dans un réseau global. Plusieurs auteurs et nombre d’œuvres se sont essayés à cet exercice, sachant qu’il n’y a rien de moins figuratif qu’une infinité de 0 et de 1. On pourrait parler du film Tron qui, en 1982, nous en proposait une première représentation — sans le caractère subversif de Gibson qui le fera passer à la postérité. Là, les données et les programmes sont figurés sous des formes anthropomorphiques. Plus récemment, le film Ready Player One (2018) s’appuie sur la culture geek, des joueurs qui font preuve d’une liberté d’expression exacerbée quant à leurs goûts et des systèmes de générations d’univers procéduraux sûrement dopés à grand renfort d’IA. La proposition de Gibson est plus psychédélique — ou tout simplement subjective — dans la mesure où la psychologie de l’individu qui se connecte au réseau est convoquée dans la représentation que ce même individu va percevoir. Les systèmes qui gèrent le réseau global et en génèrent une représentation ont accès à la psyché des usagers : ils se servent de cette connaissance pour proposer à l’individu des figurations faisant appel à l’intime.
On aborde là un autre aspect des intuitions de Gibson : l’interface humain-machine. Et c’est peut-être dans ce domaine qu’il conserve le plus d’avance par rapport à la réalité. Que l’on parle de mondes virtuels, de métavers ou autres réalités plus au moins augmentées, il est évident qu’en matière d’interface tout reste à faire. Qu’on soit enthousiaste ou non, il faut se rendre à une évidence : les interfaces actuelles — Oculus Rift et autre Apple Vision en têtes de liste — n’ont rien de léger, d’intuitif ou d’immersif. Ajoutez-y tous les contrôleurs que vous le voulez : on demeure loin des expériences décrites dans le Neuromancien de Gibson.
Dans le roman, l’interface humain-machine se fait au moyen d’une connexion neuronale. Cette capacité de connexion est d’ailleurs un des moteurs de l’intrigue au début du roman. L’interface telle qu’elle est décrite évoque donc une immersion totale, l’opérateur, l’usager allant jusqu’à perdre la conscience de son corps biologique. Ce que Gibson décrit est donc l’aboutissement de la réduction de la distance tant physique que psychologique que Marshall McLuhan décrit dans son essai Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme. Il n’est pas question ici d’évoquer les raccourcis simplistes utilisés pour évoquer les travaux du sociologue canadien. Il s’agit ici de traiter les outils numériques telles les « extensions électromécaniques du corps humain » qu’elles sont, terme dont se sert McLuhan pour étudier les médias.
Les mondes virtuels au plus proche de l’humain
Écrit en 1968, Pour comprendre les médias ne tient aucunement compte des formes informatiques que vont prendre, à l’avenir, les traitements de l’information. Ainsi, la forme de média la plus « technologique » évoquée par McLuhan est la télévision. Mais déjà, il pressent une réduction de la distance physique et psychologique entre le média et l’usager. Le message, l’information, le média se font oraux, écrits puis codés (pour demeurer confidentiel ou binaire pour se dégager des contingences matérielles, ceci sans parler des capacités quantiques dont les implications sont encore à venir). Ils sont portés par des moyens de force animale, mécaniques, électriques, hertziens, puis informatiques. C’est ainsi que les dernières évolutions des outils numériques continuent la petite histoire de cette réduction de la distance entre l’usager et le média qui aujourd’hui tend vers des « mondes virtuels persistants ».
Si les combinaisons haptiques — qui permettent de ressentir le virtuel, la résistance à un effort, la chaleur ou une douleur (il suffit là de repenser au film Ready Player One) — semblent être l’étape suivante la plus évidente, l’interface neuronale telle que décrite par Gibson n’en est pas pour autant si lointaine que cela de notre présent. Il suffit de se pencher sur l’ensemble des travaux qui portent sur la connexion entre l’humain biologique et les mondes numériques.
Elon Musk est un des grands promoteurs de ce genre de technologie : son entreprise Neuralink a obtenu, en février 2024, l’autorisation de l’administration américaine de réaliser un premier essai clinique sur un humain. La motivation est pour l’heure médicale : l’implant Neuralink pourrait pallier certaines déficiences neurologiques. Mais l’interface humain-machine reste en embuscade, Musk ne s’en cache pas. Donc, William Gibson pourrait bien voir de son vivant — en 2024, il a 76 ans — se réaliser la plus folle de ses intuitions.
Des opportunités… Et des travers !
Pour finir et en faisant l’impasse sur la question de l’IA qui est sujet régulièrement traité dans mes chroniques, reste encore à évoquer un dernier sujet qu’aborde le roman : la drogue. A propos des consommations de substances plus ou moins addictives telles qu’évoquée dans le Neuromancien, on pourrait prendre le raccourci qui consisterait à dire que Gibson a été excessif dans la description qu’il fait de ce thème : en 2024, nous ne sommes pas tous junkies ! À moins qu’on ne fasse preuve d’un peu d’honnêteté en voyant dans ces pratiques compulsives et chimiques une métaphore de nos addictions contemporaines aux écrans, aux applications qui nous incitent à des pratiques elles-aussi addictives. Aujourd’hui, la captologie étudie les outils d’influence et de persuasion des individus mis en œuvre par les opérateurs de nos applications au moyen de technologies numériques. Qui ne s’est pas interrogé sur le temps qu’il passe à swapper sur telle ou telle application ? Qui ne s’est pas interrogé sur l’impact de ces mêmes applications sur nos comportements ? Donc, William Gibson a, là aussi, visé juste ! Ce qui indiquerait la nécessité de se (re)plonger dans ce roman ; un bon moyen de s’imposer de porter un regard critique sur notre monde : il n’a rien de si innovant que cela… dans la mesure où, voilà quarante ans, un auteur de science-fiction l’a très bien décrit.
Il faut donc lire ou relire Neuromancien ! Parce qu’il n’en existe aucune adaptation cinématographique, il faudra donc faire usage de cette vieille technologie qu’est le livre, ce média étonnant qui a la capacité de conserver une distance physique et psychologique objective entre le média et l’usager. Ça vous dit de tenter l’expérience ?
A retrouver sur inCyber News : « Neuromancien : plongée aux origines de la culture cyberpunk »
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