Entre la fin de l’ancien monde, où l’espace privé était incroyablement à l’abri, et le début de l’ère du contrôle intégral, qu’on appelle aussi l’avenir, il y a la place pour une période intermédiaire d’une très grande commodité. Cette époque est la nôtre ; il serait fou de pas en profiter, et même en abuser.
On se souviendra un jour avec nostalgie, si la culture des souvenirs a toujours cours, de l’année 2018 comme du moment d’équilibre instable mais charmant où l’avancée des techniques et des interdits coexiste avec une autonomie personnelle non réglementée, en sorte que la beauté du monde n’est pas séparée des vivants par une vitre incassable.
On peut encore trouver des légumes produits sans pesticides, et sans idéologie bio. On peut encore mourir ailleurs qu’à l’hôpital, à la guerre ou en prison. On peut encore avoir des relations sexuelles entre collègues de travail. On peut encore pratiquer l’optimisation fiscale, et même la fraude fiscale. On peut encore faire du feu dans sa cheminée. On peut encore masquer son visage quand on téléphone. On peut encore retirer du cash, et même l’utiliser à petites doses, pour son plaisir. On peut encore enseigner le latin et l’histoire véritable aux enfants. On peut encore lire des génies littéraires, même ceux dont l’attitude dans les circonstances troubles de l’Occupation ou de la paternité n’a pas été au-dessus de tout reproche. On peut encore demander du vin dans les restaurants. Tout cela, qui est évidemment éphémère, doit être encouragé et défendu jusqu’au bout.
Dans le même temps, on peut à présent discuter, commercer, travailler, lire, écrire, aimer, agir, s’instruire – tout seul, sans guide et sans coach. On peut choisir les gens qu’on rencontre, puisque sauf dans le cas d’un acte chirurgical, on n’est plus obligé d’aller voir ceux dont l’activité nous est nécessaire, mais la personne indifférente : ils sont utilement remplacés par une commande en ligne et une livraison à domicile, des mains d’un livreur dont on ne connaîtra jamais que le prénom. On peut parler à la femme qu’on aime à dix mille kilomètres de distance, et si elle est d’humeur, elle vous montrera ses seins. On peut étudier et voyager sans devoir remplir des fiches à des comptoirs. Commander ses médicaments sans discussion et parfois sans ordonnance. Revoir la façade d’une maison où on a passé son enfance. On peut en trois clics trouver une réponse fiable à une question compliquée. On peut gérer ses affaires, et même les affaires du monde, avec un appareil de poche.
On peut surtout découvrir et parcourir par ses propres moyens, sur le cours d’une seule vie humaine, ce que six mille ans de culture ont produit en matière de savoir et de création.
Cette époque de connaissance, de possession et de déclin n’est pas une utopie ou une fable, elle est notre quotidien. Elle est aussi notre chance, si nous savons nous en servir.
Il me semble qu’il est de notre devoir d’en profiter largement, et si possible d’en faire profiter sa famille ou ses proches. Il est surtout de notre devoir de profiter de toutes les failles du système autocratique mondial qui se met en place. Ce système est encore un peu rustique, même s’il est terriblement plus efficace que celui décrit dans 1984 par Orwell. S’il faut le mettre à mal pour prospérer, tant pis pour lui. Il n’y a aucun scrupule à avoir de ne pas jouer un jeu, quand l’adversaire triche, que les cartes sont forcées. Aussi, la discrétion, la dissimulation, l’improvisation, tous les passages secrets de la vie, sont d’une grande nécessité, et donc d’une grande valeur morale à mes yeux : ils favorisent la vie privée, c’est-à-dire la seule liberté effective. Pour la même raison, les niches de production personnelles, aussi bien que les niches fiscales et les niches libertines, sont précieuses comme l’or. Notre seul devoir est le bonheur, sans lequel on empoisonne sa vie et celle des autres. La seule raison d’être du collectivisme moderne est de rendre le bonheur impossible : la lutte est donc sans merci.
Nota bene
Tenir ce blog Seuil du futur, qui paraît révéler un certain pessimisme, sur un site assez confiant dans l’avenir, n’est un paradoxe qu’en apparence. A la fois j’apprécie la modernité, c’est-à-dire l’ombre portée de demain sur aujourd’hui sans attendre les prouesses lointaines d’une autre espèce que la nôtre. Et à la fois, je m’en méfie et je l’examine sous une lumière crue, parce qu’elle est une menace, un plan pervers, une machine folle, et surtout un projet de réduction de la liberté. Face à l’hypothèse d’un piège, il faut chercher les issues, et les essayer toutes, dans l’espoir qu’une seule mènera à la lumière.
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