Les perspectives statistiques, quand elles sont confrontées aux turbulences planétaires réelles, tiennent mal le coup.
On nous annonce, comme une terrible menace, dix milliards de terriens en 2050. Ce n’est pas une menace, c’est une illusion. Prévoir dix milliards dans trente-deux ans, cela suppose bien des inconnues favorables à la survie terrestre : contrôle des naissances, baisse mécanique de la fécondité, émigration massive dans les étoiles, ou brusque prise de conscience du péril. Nous n’en voyons, actuellement, pas le moindre signe, ni de réel frémissement.
Le chiffre de dix milliards est une évaluation trop modérée. Sauf catastrophe mondiale, il sera sans doute dépassé par les faits. Il suffit que la Chine, après une longue période de contrôle des naissances, avec son impératif de l’enfant unique, vienne d’adopter une politique nataliste, pour que tous les calculs soient brouillés : si les Chinois se mettent à faire des enfants à l’européenne, le plafond des dix milliards de terriens sera crevé comme un cerceau de papier. On n’évoque pas ici la population du Pakistan, encore moins de l’Afrique, qui représentent une capacité de croissance exponentielle, car il n’est pas certain que les pays concernés puissent nourrir leurs multitudes. Tandis que la Chine le peut.
La perspective d’une planète à douze, à quinze milliards d’habitants, est l’objection la plus radicale et la plus terrible qui puisse être apportée, par les faits, à la modeste question qui m’obsède : comment préserver la liberté individuelle, si la civilisation a le dos au mur ? La survie matérielle de l’espèce l’emportera sur l’objection de conscience de certains réfractaires. Dans un monde aux ressources finies et aux techniques trop peu avancées pour envoyer en temps utile des astronefs habités à la recherche d’une planète vierge, la colonisation des êtres humains par leur propre structure sera la seule alternative au cataclysme et à la mort brutale de milliards d’individus. Le pire approche donc à grands pas.
Il est frappant de voir qu’au moment où les techniques et les règles qui permettent de contrôler et de restreindre l’autonomie de chacun sont parfaitement au point, se dessine une situation de crise majeure, prévisible au milieu de notre siècle, et qui implique que la notion d’individus ne pourra pas se poursuivre encore très longtemps.
À la lumière de ce péril, qui apparaît comme un constat arithmétique, diverses évolutions récentes de la société paraissent singulièrement favorables à un changement de nature des comportements humains : ainsi, les contraintes sur la propriété privée, le discrédit de l’Histoire et de la mémoire des peuples, la simplification du langage, notamment dans l’usage des différents niveaux de passé, le soupçon jeté sur l’activité sexuelle entre hommes et femmes, et le recours croissant à la PMA et à la GPA. Peu à peu, la forme d’existence collective et implacable de divers types d’insectes prend soudain une allure de présage et de modèle.
C’est à nous de décider, maintenant, tant que nous maîtrisons encore un peu les outils et les choix politiques, s’il faut entériner cette issue post-humaine, ou chercher, dans les utopies, d’autres solutions possibles, et d’autres portes de secours.
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